Le rat et l’huître
Des lares* paternels un jour se trouva soûl.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle*,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu’il fut hors de la case :
« Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase. »
Au bout de quelques jours, le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys* sur la rive
Avait laissé mainte* huître ; et notre Rat d’abord
Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.
« Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n’osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;
J’ai passé les déserts ; mais nous n’y bûmes point. »
Et les disait à travers champs,
N’étant pas de ces Rats qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d’huîtres toutes closes,
Une s’était ouverte ; et, bâillant au soleil,
Par un doux zéphyr* réjouie,
Humait l’air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d’un goût, à la voir, non pareil.
« Qu’aperçois-je ? dit-il, c’est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd’hui bonne chère, ou jamais. »
Là-dessus, maître Rat, plein de belle espérance,
Approche de l’écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs* ; car l’huître tout d’un coup
Se referme. Et voilà ce que fait l’ignorance.
Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n’ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d’étonnement ;
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.
Jean de La Fontaine, Livre VIII, 9
* Lares : chez les Romains, divinités protectrices du foyer familial.
* Javelle: brassée de céréales, coupées et non liées, laissées sur le sillon avant de les mettre en gerbe.
* Taupinée: petit monticule de terre qui marque l’emplacement du terrier de la taupe.
* Téthys: déesse de la mer.
* Mainte: nombreuses.
* Magister : maître.
* Zéphyr: vent doux et agréable.
* Lacs: nœuds coulants pour prendre le gibier.