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Hommage à Notre-Dame de Paris. – Un roman, une cathédrale

Hommage à la cathédrale Notre-Dame.
Esmeralda, Quasimodo, la cathédrale.

Notre-Dame de Paris en flammes

Notre-Dame de Paris en flammes. © Le Rat/ Soracha.

Pompona vous propose une lecture de morceaux choisis du roman éponyme de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris.

Si vous ne connaissez pas l’histoire.- « L’égyptienne » Esmeralda a été condamnée à mort pour le prétendu meurtre du capitaine de la garde Phoebus de Châteaupers qu’elle aime en secret. Nue, la corde au cou, elle attend sa mise à mort par le bourreau, maître Charmolue, au pied de la cathédrale, sur le parvis de l’église. Mais Quasimodo, le sonneur bossu des cloches de Notre-Dame, amoureux de la jeune bohémienne, veille dans l’ombre.

« La condamnée demeurait immobile à sa place, attendant qu’on disposât d’elle. Il fallut qu’un des sergents à verge en avertît maître Charmolue, qui, pendant toute cette scène, s’était mis à étudier le bas-relief du grand portail qui représente, selon les uns, le sacrifice d’Abraham, selon les autres, l’opération philosophale, figurant le soleil par l’ange, le feu par le fagot, l’artisan par Abraham.

On eut assez de peine à l’arracher à cette contemplation, mais enfin il se retourna et à un signe qu’il fit deux hommes vêtus de jaune, les valets du bourreau, s’approchèrent de l’égyptienne pour lui rattacher les mains. […] Tout à coup, tandis que l’homme jaune lui liait les coudes, elle poussa un cri terrible, un cri de joie. A ce balcon, là-bas, à l’angle de la place, elle venait de l’apercevoir, lui, son ami, son seigneur, Phoebus, l’autre apparition de sa vie ! Le juge avait menti ! le prêtre avait menti ! c’était bien lui, elle n’en pouvait douter, il était là, beau, vivant, revêtu de son éclatante livrée, la plume en tête, l’épée au côté ! […]

Une pensée monstrueuse venait de lui apparaître. Elle se souvenait qu’elle avait été condamnée pour meurtre sur la personne de Phoebus de Châteaupers. Elle avait tout supporté jusque-là. Mais ce dernier coup était trop rude. Elle tomba sans mouvement sur le pavé.
« Allons, dit Charmolue, portez-la dans le tombereau, et finissons ! ».
Personne n’avait encore remarqué dans la galerie des statues des rois, sculptés immédiatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur étrange qui avait tout examiné jusqu’alors avec une telle impassibilité, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eût pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se dégorgent depuis six cents ans les longues gouttières de la cathédrale. Ce spectateur n’avait rien perdu de ce qui s’était passé depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et dès les premiers instants, sans que personne songeât à l’observer, il avait fortement attaché à l’une des colonnettes de la galerie une grosse corde à nœuds, dont le bout allait traîner en bas sur le perron. Cela fait, il s’était mis à regarder tranquillement, et à siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout à coup, au moment où les valets du maître des œuvres se disposaient à exécuter l’ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la façade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d’une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d’un chat tombé d’un toit, les terrasser sous deux poings énormes, enlever l’égyptienne d’une main, comme un enfant sa poupée, et d’un seul élan rebondir jusque dans l’église en élevant la jeune fille au-dessus de sa tête et en criant d’une voix formidable : Asile !

[…] Charmolue resta stupéfait, et les bourreaux, et toute l’escorte. En effet, dans l’enceinte de Notre-Dame, la condamnée était inviolable. La cathédrale était un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil.
Quasimodo s’était arrêté sous le grand portail. Ses larges pieds semblaient aussi solides sur le pavé de l’église que les lourds piliers romains. Sa grosse tête chevelue s’enfonçait dans ses épaules comme celle des lions qui eux aussi ont une crinière et pas de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante suspendue à ses mains calleuses comme une draperie blanche ; mais il la portait avec tant de précaution qu’il paraissait craindre de la briser ou de la faner. On eût dit qu’il sentait que c‘était une chose délicate, exquise et précieuse, faite pour d’autres mains que les siennes. Par moments, il avait l’air de n’oser la toucher, même du souffle. Puis, tout à coup, il la serrait avec étreinte dans ses bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, comme son trésor, comme eût fait la mère de cette enfant ; son œil de gnome, abaissé sur elle, l’inondait de tendresse, de douleur et de pitié et se relevait subitement plein d’éclairs. Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trépignait d’enthousiasme, car en ce moment-là, Quasimodo avait vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu’il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.

[…] Tout à coup on le vit reparaître à l’une des extrémités de la galerie des rois de France, il la traversa en courant comme un insensé, en élevant sa conquête dans ses bras, et en criant : Asile ! La foule éclata de nouveau en applaudissements. La galerie parcourue, il se replongea dans l’intérieur de l’église. Un moment après il reparut sur la plate-forme supérieure, toujours l’égyptienne dans ses bras, toujours courant avec folie, toujours criant : Asile ! Et la foule applaudissait. Enfin, il fit une troisième apparition sur le sommet de la tour du bourdon ; de là, il sembla montrer avec orgueil à toute la ville celle qu’il avait sauvée, et sa voix tonnante, cette voix qu’on entendait si rarement et qu’il n’entendait jamais, répéta trois fois avec frénésie jusque dans les nuages : Asile ! asile ! asile ! » (1)

Si vous ne connaissez pas l’histoire.- Installée dans Notre-Dame, Esmeralda veillée par Quasimodo, reprend progressivement des forces. Un soir, les truands de la Cour des Miracles décident d’aller la délivrer.

« Toute ville au moyen-âge, et, jusqu’à Louis XII, toute ville en France avait ses lieux d’asile. Ces lieux d’asile, au milieu du déluge de lois pénales et de juridictions barbares qui inondaient la cité, étaient des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait était sauvé. […] Une fois le pied dans l’asile, le criminel était sacré ; mais il fallait qu’il se gardât d’en sortir. Un pas hors du sanctuaire, il retombait dans le flot. La roue, le gibet, l’estrapade faisaient bonne garde à l’entour du lieu de refuge, et guettaient sans cesse leur proie comme les requis autour du vaisseau. » (2)

« Ajoutons que l’église, cette vaste église qui l’enveloppait de toutes parts, qui la [il s’agit d’Esmeralda] gardait, qui la sauvait, était elle-même un souverain calmant. Les lignes solennelles de cette architecture, l’attitude religieuse de tous les objets qui entouraient la jeune fille, les pensées pieuses et sereines qui se dégageaient, pour ainsi dire, de tous les pores de cette pierre, agissaient sur elle à son insu. L’édifice avait aussi des bruits d’une telle bénédiction et d’une telle majesté qu’ils assoupissaient cette âme malade. Le chant monotone des officiants, les réponses du peuple aux prêtres, quelquefois inarticulées, quelquefois tonnantes, l’harmonieux tressaillement des vitraux, l’orgue éclatant comme cent trompettes, les trois clochers bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles, tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque montant et descendant sans cesse d’une foule à un clocher, assourdissait sa mémoire, son imagination, sa douleur. Les cloches surtout la berçaient. C’était comme un magnétisme puissant que ces vastes appareils répandaient sur elle à larges flots. » (3)

«Frères, nous allons faire une belle expédition. Nous sommes des vaillants. Assiéger l’église, enfoncer les portes, en tirer la belle fille, la sauver des juges, la sauver des prêtres, démanteler le cloître, brûler l’évêque dans l’évêché, nous ferons cela en moins de temps qu’il n’en faut à un bourgmestre pour manger une cuillerée de soupe. Notre cause est juste, nous pillerons Notre-Dame, et tout sera dit. Nous pendrons Quasimodo.[…]

Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d’armes. Il s’approcha de Gringoire qui paraissait plongé dans une profonde rêverie, les pieds sur un chenet. – L’ami Pierre, dit le roi de Thunes, à quoi diable penses-tu ?
Gringoire se retourna vers lui avec un sourire mélancolique : – J’aime le feu, mon cher seigneur. Non par la raison triviale que le feu réchauffe nos pieds ou cuit notre soupe, mais parce qu’il a des étincelles. Quelquefois je passe des heures à regarder les étincelles. Je découvre mille choses dans ces étoiles qui saupoudrent le fond noir de l’âtre. Ces étoiles-là sont des mondes. » (4)

« Quand les premières dispositions furent terminées, et nous devons dire à l’honneur de la discipline truande que les ordres de Clopin furent exécutés en silence et avec une admirable précision, le digne chef de la bande monta sur le parapet du Parvis et éleva sa voix rauque et bourrue, se tenant tourné vers Notre-Dame et agitant sa torche dont la lumière, tourmentée par le vent et voilée à tout moment de sa propre fumée, faisait paraître et disparaître aux yeux la rougeâtre façade de l’église.
A toi, Louis de Beaumont, évêque de Paris, conseiller en la cour de parlement, moi Clopin Trouillefou, roi de Thunes, grand coësre, prince de l’argot, évêque des fous, je dis : – Notre sœur, faussement condamnée pour magie, s’est réfugiée dans ton église ; tu lui dois asile et sauvegarde ; or la cour de parlement l’y veut reprendre, et tu y consens ; si bien qu’on la prendrait demain en Grève si Dieu et les truands n’étaient pas là. Donc nous venons à toi, évêque. Si ton église est sacrée, notre sœur l’est aussi ; si notre sœur n’est pas sacrée, ton église ne l’est pas non plus. C’est pourquoi nous te sommons de nous rendre la fille si tu veux sauver ton église, ou que nous reprendrons la fille et que nous pillerons l’église. Ce qui sera bien. »
[…] Cela fait, le roi de Thunes se retourna et promenant ses yeux sur son armée, farouche multitude où les regards brillaient presque autant que les piques. Après une pause d’un instant : – En avant, fils ! cria-t-il. A la besogne, les hutins ! ». […]

Quand il [Quasimodo] était descendu sur la plate-forme d’entre les tours, ses idées étaient en confusion dans sa tête. Il avait couru quelques minutes le long de la galerie, allant et venant, comme fou, voyant d’en haut la masse compacte des truands prête à se ruer sur l’église, demandant au diable ou à Dieu de sauver l’égyptienne. La pensée lui était venue de monter au beffroi méridional et de sonner le tocsin ; mais avant qu’il eût pu mettre la cloche en branle, avant que la voix de Marie eût pu jeter une seule clameur, la porte de l’église n’avait-elle pas dix fois le temps d’être enfoncée ? C’était précisément l’instant où les hutins s’avançaient vers elle avec leur serrurerie. Que faire ?
Tout d’un coup, il se souvint que des maçons avaient travaillé tout le jour à réparer le mur, la charpente et la toiture de la tour méridionale. Ce fut un trait de lumière. Le mur était en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. Cette charpente prodigieuse, si touffue qu’on appelait la forêt.
Quasimodo courut à cette tour. Les chambres inférieures étaient en effet pleines de matériaux. Il y avait des piles de moellons, des feuilles de plomb en rouleaux, des faisceaux de lattes, de fortes solives déjà entaillées par la scie, des tas de gravats. Un arsenal complet.
L’instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. Avec une force qui décuplait le sentiment du danger, il souleva une des poutres, la plus lourde, la plus longe, il la fit sortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, il la fit glisser sur l’angle de la balustrade qui entoure la plate-forme, et la lâcha sur l’abîme. L’énorme charpente, dans cette chute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les sculptures, tourna plusieurs fois sur elle-même comme une aile de moulin qui s’en irait toute seule à travers l’espace. Enfin, elle toucha le sol, l’horrible cri s’éleva, et la noire poutre, en rebondissant sur le pavé, ressemblait à un serpent qui saute. […]

[Quasimodo] “sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu’il n’entendît pas, chaque coup de bélier se répercutait à la fois dans les cavernes de l’église et dans les entrailles. Il voyait d’en haut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing à la ténébreuse façade, et il enviait, pour l’égyptienne et pour lui, les ailes des hiboux qui s’enfuyaient au-dessus de sa tête par volées. […]

En ce moment d’angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d’où il écrasait les argotiers, deux longues gouttières de pierre qui se dégorgeaient immédiatement au-dessus de la grande porte. L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. Une idée lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes et force rouleaux de plomb, munitions dont il n’avait pas encore usé, et, ayant bien disposé ce bûcher devant le trou des deux gouttières, il y mit le feu avec sa lanterne. […]

Tout à coup, au moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté et expiré sous le madrier, s’éleva au milieu d’eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardèrent. – Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d’hommes venait de s’affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l’eau chaude dans la neige. […]

La clameur fut déchirante. Ils s’enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois.
Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient étaient extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade intérieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air triste, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

[…] au bout de quelques minutes Quasimodo éperdu vit cette épouvantable fourmilière monter de toutes parts à l’assaut de Notre-Dame. Ceux qui n’avaient pas d’échelles avaient des cordes à nœuds, ceux qui n’avaient pas de cordes grimpaient aux reliefs des sculptures. Ils se pendaient aux guenilles les uns des autres. Aucun moyen de résister à cette marée ascendante de faces épouvantables. La fureur faisait rutiler ces faces farouches ; leurs fronts terreux ruisselaient de sueur ; leurs yeux éclairaient. Toutes ces grimaces, toutes ces laideurs, investissaient Quasimodo. On eût dit que quelque autre église avait envoyé à l’assaut de Notre-Dame ses gorgones, ses dogues, ses drées, ses démons, ses sculptures les plus fantastiques. C’était comme une couche de monstres vivants sur les monstres de pierre de la façade.
Cependant, la place s’était étoilée de mille torches. Cette scène désordonnée, jusqu’alors enfouie dans l’obscurité, s’était subitement embrasée de lumière. Le Parvis resplendissait et jetait un rayonnement dans le ciel. Le bûcher allumé sur la haute plate-forme brûlait toujours, et illuminait au loin la ville. L’énorme silhouette des deux tours, développée au loin sur les toits de Paris, faisait dans cette clarté une large échancrure d’ombre. » (5)

    • (1) Livre huitième, chapitre VI.
    • (2) Livre neuvième, chapitre II.
    • (3) Livre neuvième, chapitre IV.
    • (4) Livre dixième, chapitre III.
    (5) Livre dixième, chapitre IV.

Source : Victor Hugo,Notre-Dame de Paris, Edition Nelson.

Notre-Dame en flammes dans la nuit

Notre-Dame rougeoyant dans la nuit. ©Le Rat / Soracha

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Du mariage bourgeois – Marie d’Agoult

Dans ses Mémoires, Marie d’Agoult raconte son mariage bourgeois et le spleen que ce mariage lui a causé. C’était bien sûr avant la rencontre avec Franz Liszt qui allait changer la vie de la Comtesse d’Agoult.

Henri Lehmann, Portrait de Marie d’Agoult (1843).

« Il y avait six années que j’étais mariée. J’étais la femme d’un homme de cœur et d’honneur ; j’étais la mère de deux enfants pleins de grâce et de gentillesse. La fortune et les usages du monde où je vivais m’assuraient une pleine liberté. J’avais une famille excellente, des relations nombreuses, mille moyens faciles d’occuper ou d’amuser mes journées ; je possédais enfin tout ce que l’on est convenu d’appeler une belle et grande existence.

Mais combien ma vie intime répondait peu à ces dehors brillants !

Depuis le jour de mon mariage, je n’avais pas eu une heure de joie. Le sentiment d’un isolement complet du cœur et de l’esprit dans les rapports nouveaux que me créait la vie conjugale, un étonnement douloureux de ce que j’avais fait en me donnant à un homme qui ne m’inspirait point d’amour avaient jeté dès ce premier jour, sut toutes mes pensées une tristesse mortelle, et depuis lors, à mesure que se déroulaient les conséquences d’une union dont rien ne pouvait plus rompre le nœud, à mesure que se multipliaient les occasions où s’accusaient involontairement, entre mon mari et moi, les oppositions de nature, de caractère et d’esprit, au lieu de m’y accoutumer ou de m’y résigner, j’en avais souffert de plus en plus.

Et ce qui aggravait encore ma peine, c’est que je me croyais tenue de la cacher. En faire confidence à qui que ce fût m’eût paru un tort très grave, presque une trahison envers celui que j’avais promis d’aimer et que je devais du moins respecter par mon silence. Aussi, même avec mes plus proches, même avec le prêtre, à qui, sauf en ce seul point, j’ouvrais mon âme tout entière, je feignais le consentement. Et, dans l’effort continu qu’il me fallait faire pour me montrer autre que je n’étais, je perdais la tranquillité et cette joie intérieure de la conscience qui naît d’une sincérité parfaite.
Une inquiétude sans objet, une sorte de remords qui ne savait où se prendre, car mes intentions étaient droites et mes désirs les plus purs du monde, la vague et vaine image des félicités que la vie prodigue à ceux qui s’aiment, l’effroi d’un avenir où rien ne pouvait changer, telle était, depuis six années, ma disposition constante, dans une existence aride et contrainte, où se flétrissaient, une à une, faute d’air et de lumière, les plus chères espérances et toutes les ardeurs de ma jeunesse trompée.

Comment donc un mariage qui devait avoir si vite des effets si tristes avait-il pu se faire ?

Passionnée, romanesque comme je l’étais alors, quelle méconnaissance de moi-même avait donc pu m’égarer jusqu’à ce point de consentir à une union où l’inclination n’avait aucune part ?

Exempte des ambitions et des vanités du monde, pourquoi m’étais-je laissé marier selon le monde ?

Par quelle aberration de la volonté en étais-je venue, si jeune encore, à prendre pour époux un homme que je connaissais à peine, et dont toute la personne formait avec la mienne une dissonance telle que les moins prévenus s’en apercevaient tout d’abord ? Par quelle incroyable puissance de la coutume, un mariage que tout déconseillait, la distance des âges, la diversité de humeurs et jusqu’au contraste apparent des formes extérieures fut-il deux fois rompu, deux fois renoué, comme par une obstination du sort, conclu enfin, malgré mon appréhension dominante à son approche ? […]

[…] Quoi qu’il en soit, je m’aperçus trop tard que j’avais trop présumé de ma force, en renonçant aux rêves de mon jeune âge et à l’espérance d’aimer. Il se fit en moi un vide affreux. J’essayai de le combler par les plaisirs du monde et par la multiplicité de ses devoirs futiles, mais en vain. Mon caractère sérieux et sincère répugnait aux frivolités et à tous les faux-semblants. Cette agitation fébrile où je me jetais de parti pris m’étourdissait et me fatiguait sans me distraire, et quand je considérais l’emploi de mes heures, je me prenais moi-même en pitié ».

Mémoires, souvenirs et journaux de la comtesse d’Agoult, Mercure de France, le temps retrouvé, p. 333, 334 et 335.

Source visuel : wiki-commons.

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Victor Hugo, Le Rhin, Lettres à un ami, Lettre XIX (extraits)

Incendie – Combat de l’eau et du feu

… Au premier moment, quand on se voit comme enveloppé dans cette monstrueuse caverne de feu où tout flambe, reluit, pétille, crie, souffre, éclate et croule, on ne peut se défendre d’un mouvement d’anxiété, il semble que tout est perdu et que rien ne saura lutter contre cette force affreuse qu’on appelle le feu ; mais, dès que les pompes arrivent, on reprend courage.
On ne peut se figurer avec quelle rage l’eau attaque son ennemi. A peine la pompe, ce long serpent qu’on entend haleter en bas dans les ténèbres, a-t-elle passé au-dessus du mur sombre son cou effilé et fait étinceler dans la flamme sa fine tête de cuivre, qu’elle crache avec fureur un jet d’acier liquide sur l’épouvantable chimère à mille têtes. Le brasier, attaqué à l’improviste, hurle, se dresse, bondit effroyablement, ouvre d’horribles gueules pleines de rubis, et lèche de ses innombrables langues toutes les portes et toutes les fenêtres à la fois. La vapeur se mêle à la fumée ; des tourbillons blancs et des tourbillons noirs s’en vont à tous les souffles du vent, et se tordent et s’étreignent dans l’ombre sous les nuées. Le sifflement de l’eau répond au mugissement du feu. Rien n’est plus terrible et plus grand que cet ancien et éternel combat de l‘hydre et du dragon.
La force de la colonne d’eau lancée par la pompe est prodigieuse. Les ardoises et les briques qu’elle touche se brisent et s’éparpillent comme des écailles. Quand la charpente en feu s’est écroulée, magnifique moment où le panache écarlate de l’incendie a été remplacé, au milieu d’un bruit terrible, par une immense et haute aigrette d’étincelles, une cheminée est restée debout sur la maison comme une espèce de petite tour de pierre. Un jet de pompe l’a jetée dans le gouffre. …

Victor Hugo, Le Rhin, Lettres à un ami, Lettre XIX (extraits).