Un livre : “Lykaia” de DOA
Un livre à ne pas mettre entre toutes les mains!
Bat a lu le dernier roman de DOA Lykaia et vous raconte ses impressions.
En passant devant la librairie Compagnie, l’idée me vient que DOA pourrait avoir écrit un nouveau bouquin. Bingo ! Lykaia est sorti depuis quelques semaines m’apprend le sympathique vendeur du département « polar ». Mais attention, ce n’est pas un polar, c’est tout à fait différent … Âmes sensibles s’abstenir !
Pour ce livre publié chez Gallimard, DOA s’est fendu d’un avertissement: « Le signe BDSM, Bondage & discipline – domination & soumission – sadomasochisme, recouvre différentes réalités, une pluralité de pratiques et de nombreuses façons de vivre ces pratiques. Ce livre, un roman noir et sadien, fictionnel et outrancier par nature, n’a pas la prétention de dresser un tableau objectif ou exhaustif de ces univers fantasmatiques. Et s’il n’a pas non de vocation pornographique, il contient néanmoins des scènes explicites et violentes. Dans les pages qui suivent, tout est nuancé de gris foncé. Attention, donc avant de les parcourir ».
Hum ! Quel programme !
La quatrième de couverture semble plutôt nous inviter à une relecture des contes de fée: «promenons-nous dans les boîtes pendant que le Loup est là, si le Loup partait, qui nous mangerait? Du choc d’Eros et Thanatos naissent des abîmes sans fond. Ces mondes souterrains, tout en lumières noires et gris foncés, sont peuplés d’admirateurs et de leurs divinités, de bêtes sanguinaires et de petits chaperons égarés.»
Peut-être conviendrait-il mieux de relire Justine du divin Marquis, un grand classique aujourd’hui, ou de replonger dans Bruno Bettelheim et sa non moins célèbre Psychanalyse des contes de fées?
Mais comme toujours la curiosité l’emporte : le Loup sera-t-il aussi fascinant et effrayant que Lynx?
J’avale les 46 premières pages. Waouh ! Sorcière oui, mais pas adepte du BDSM ! Je retrouve ce même sentiment « glauque », terriblement ressenti dans Aime moi, Casanova d’Antoine Chainas. Mais je préfère l’écriture de DOA : phrases courtes, style saccadé, mais puissant, comme un fouet qui claque – c’est le cas de le dire ! -, mélodie envoutante. Depuis ses premiers polars, j’aime beaucoup l’écriture de DOA.
Je dévore les 200 pages suivantes et en ressors quelques heures plus tard complètement groggy. Essayons de résumer l’intrigue. Chirurgien esthétique riche et célèbre, Constantin Volkoff a été brûlé et défiguré dans un incendie – on apprendra pourquoi à mi-parcours-. Depuis, passé « du côté obscur de la force », il officie comme chirurgien de l’underground et porte un masque de loup. D’où, Le Loup. A l’occasion d’une intervention chirurgicale d’anthologie, il croise La Fille, une prostituée de luxe. Le Loup veut La Fille …. Follow the white rabbit à Prague, mort à Venise, Retour à la case-départ à Prague.
Homo homini lupus est. Citation facile dans le cas présent, mais ô combien adaptée ! « Un million de dollars, c’est cher pour une pute ». Souvenez-vous : le banquier Edouard Stern, retrouvé en combinaison de latex, mort ! C’était le 1er mars 2005. Eros et thanatos déjà …
Le Loup donc. Que l’on retrouve jusque dans le titre du roman : lykaia, allusion aux fêtes de Zeus Lykaios ? N’est-ce pas par ce nom en effet que les auteurs grecs d’époque romaine – Denys d’Halicarnasse ou Plutarque – désignent les Lupercales, fêtes romaines dédiées au loup – lykos en grec et lupus en latin – ? Le Loup encore. Celui de Tex Avery devant le petit chaperon rouge. Inoubliable ! Le loup enfin. Loup garou qui hurle à la mort à la pleine lune !
La Fille. Difficile de ne pas penser aux photographies de femmes ligotées selon les règles ancestrales du kinkaku – l’art du bondage japonais – de Nobuyoshi Araki. Ou à quelques films japonais tout aussi célèbres : L’empire des sens de Nagisa Oshima ou La femme tatouée de Yoichi Takabayashi. Dominée ? Peut-être. Dominante ? Sans doute.
Fascination, attraction, répulsion, passion … A chacun ses émotions !
Plongez-y et vous verrez !
Que la sorcière – « putain du Diable » – ait aimé, nul ne s’en étonnera.
Du bel ouvrage, Mister DOA !
Un opéra : “les Huguenots” de Meyerbeer
Une belle soirée instructive !
Bat, Le Rat et Pompona sont allés voir Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer à l’Opéra Bastille. Créée le 29 février 1836, cette oeuvre fleuve – 3 heures -, représentée plus de 1000 fois à l’Opéra de Paris jusqu’en 1936, mérite d’être (re)découverte. Pompona vous raconte.
Un opéra célèbre en son temps, oublié depuis presque un siècle, et remonté aujourd’hui: on applaudit des deux mains. Ce motif était d’ores et déjà suffisant pour faire preuve de curiosité et se précipiter à la Bastille.
Passons sur le message d’intemporalité que veut nous délivrer Andreas Kriegenburg – avec en exergue au début de l’opéra une datation à 2063 – et laissons-nous plutôt porter par la très belle mise en scène qui met en valeur les costumes exceptionnels de Tanja Hofman. Selon l’imagination du spectateur, ils donnent à voir différents tableaux du XVIe siècle. A chaque “camp” ses couleurs: les protestants dans les teintes sombres de gris ou noir dans des costumes qui semblent issus des tableaux flamands fort connus ; les catholiques en rouge, parme et violet. On se croirait dans des tableaux de Breughel. Mention spéciale à la scène I de l’acte II “dans le parc du château de Chenonceau” où la poésie de la mise en scène s’accorde pleinement à la beauté des vocalises de Lisette Oropesa qui joue la scène admirablement. Pure féérie de cet acte avant le déchaînement du massacre final.
L’opéra est également porté par une très belle distribution, tant des premiers rôles que des seconds : la voix de basse de Paul Gay illustre porte le personnage peu sympathique du comte de Saint-Bris, Florian Sempey nous campe un comte de Nevers enlevé et Nicolas Testé interprète merveilleusement le vieux serviteur Marcel. Quant à Lisette Oropesa dans le rôle de Marguerite de Valois – la reine Margot! -, elle illumine l’opéra de bout en bout. Le choeur de l’Opéra de Paris est magnifique et fait supporter les longueurs musicales.
On se souvient que Liszt eut d’abord de l’admiration pour Meyerbeer : en juin 1848, il s’attira même la colère de Schumann lorsqu’il fit l’éloge de Meyerbeer au détriment de Mendelssohn -; en novembre 1848, il donna en concert le quatrième acte des Huguenots à Weimar. Quelques années plus tard, Liszt écrivait à propos de Robert le Diable : “Quelque habileté et talent qu’il y ait dans cet opéra, il commence pourtant à tomber passablement en loques, et à moins d’une très belle exécution,il y a des morceaux qui deviennent insoutenables […]. Leurs gargouillades me faisaient l’effet d’une imitation des grandes eaux de Versailles…”.
Avouons-le: cette critique de Liszt pourrait parfaitement se transposer aux Huguenots, l’un de ces grands opéras historiques du XIXe siècle – Un drame sur fond historique, aux situations tragiques avec des décors et des ballets fastueux – dont le succès fut immédiat à l’époque, assez daté aujourd’hui. Après le succès retentissant de Robert le Diable, Meyerbeer mit cinq ans pour écrire ce nouvel opéra dont il confia une nouvelle fois l’écriture du livret à Eugène Scribe, l’auteur dramatique le plus célèbre et le plus joué de l’époque – “son théâtre a fait le tour du monde” (Sainte-Beuve) -. Sur fond de massacre de la Saint-Barthélémy, sur une méprise comme seul le permet l’opéra, Raoul refuse le mariage avec Valentine, déclenchant ainsi le drame qui trouve son dénouement deux heures plus tard! Et il est vrai qu’au cours des quatrième et cinquième actes, l’esprit vagabonde par moment et se rappelle cette phrase assassine de Wagner : “Meyerbeer est petit, essentiellement petit, et malheureusement je ne rencontre plus personne qui soit tenté d’en douter.” (lettre à Liszt du 5 juin 1849)
Il nous revient également à l’esprit les Lettres d’un voyageur de George Sand dont la lettre XI est adressée à Giacomo Meyerbeer. C’est de Genève, après avoir visité l’église réformée, que le Voyageur fait, à travers Les Huguenots, un éloge paradoxal du spectacle lyrique. Ecoutons-le:
“Carissimo Maestro, vous m’avez permis de vous écrire de Genève, et j’oe user de la permission, sachant bien qu’on ne vous accusera jamais de camaderie avec un pauvre poète de mon espèce. C’est pourquoi, contre tous les usages reçus, je vous dirai toute mon admiration sans crainte de blesser votre modestie.
[…] Pour en revenir à l’apparition des Huguenots, je vous confesse que je n’attendais pas une oeuvre si intelligente et si forte et que je me fusse contenté de moins. […] Je savais que, quels que fussent le poème et le sujet, vous trouveriez, dans votre science d’instrumentation et dans votre habileté, des ressources ingénieuses et les moyens de gouverner le public, de mater les récalcitrants et d’endormir les cerbères de la critique en leur jetant tous vos gâteaux dorés, tous vos grands effets d’orchestre, toutes les richesses d’harmonie dont vous possédez les mines inépuisables.
[…] Mais dites-nous comment, avec une trentaine de versiculets insignifiants, vous savez dessiner de telles individualités, et créer des personnages de premier ordre là où l’auteur du libretto n’a mis que des accessoires?
Ce vieux serviteur rude, intolérant, fidèle l’amitié comme à Dieu, cruel à la guerre, méfiant, inquiet, fanatique de sang-froid, puis sublime de calme et de joie à l’heure du martyre, n’est-ce pas le type luthérien dans toute l’étendue du sens poétique, dans toute l’acception du vrai idéal, du réel artistique, c’est-à-dire de la perfection possible?
Cette grande fille brune, courageuse, entreprenante, exaltée, méprisant le soin de son bonheur comme celui de sa vie, et passant du fanatisme catholique à la sérénité du maryture protestant, n’est-ce pas aussi une figure généreuse et forte, digne de prendre place à côté de Marcel!
Nevers, ce beau jeune homme en satin blanc, qui a, je crois, quatre paroles à dire dans le libretto, vous avez su luiu donner une physionomie gracieuse, élégante, chevaleresque, une nature qu’on chérit malgré son impertinence, et qui parle avec une mélancolie adorable des nombreux désespoirs des dames de la cour à propos de son mariage.
Excepté dans les deux derniers actes, le rôle de Raoul, malgré votre habileté, ne peut soulever la niaiserie étourdie dont l’a accablé M. Scribe.
La vive sensibilité et l’intelligence rare de Nourrit [Adolphe Nourrit est le grand ténor qui a joué le premier le rôle de Raoul] luttent en vain contre cette conduite de hanneton sentimental, véritable cvictime à situations, comme nous disons en style de romancier. Mais comme il se relève au troisième acte! comme il tire parti d’une scène que des puritanismes, d’ailleurs estimables, ont incriminée un peu légèrement, et que, pour moi qui n’entends malice ni à l’évanouissement ni au sofa de théâtre, je trouve très-pathétique, très-lugubre, très-effrayante, et nullement anacréontique! Quel duo! quel dialogue! maître, comme vous savez pleurer, prier, frémir et vaincre à la place de M. Scribe! Ô maître! vous êtes un grand poète dramatique et un grand faiseur de romans. J’abandonne votre petit page à la critique, il ne peut triompher de l’ingratitude de sa position; mais je défends envers et contre tous le dernier trio, scène inimitable, qui est coupée et brisée, parce que la situation l’exige, parce que la vérité damatique vous cause quelque souci, à vous; parce que vous n’admettez pas qu’il y ait de la musique de musicien et de la musique de littérateur, où le charme de la mélodie ne doit pas lutter contre la situation et faire chanter la cavatine en règle, avec coda consacrée et trait inévitable, au héros qui tombe percé de coups sur l’arène”.
Sources : dossier de presse Opéra Bastille;
Bara O., “L’opéra idéal selon la lettre à Meyerbeer”, Lettres d’un voyageur;
Liszt F. et Wagner R., Correspondance, Gallimard, 2013.
Sand G., Lettres d’un voyageur, “Lettre XI à Meyerbeer”.
Deux expositions : Eugène Delacroix au Louvre et au Musée Delacroix
Bat, Le Rat et Pompona sont allés admirer l’Oeuvre de Delacroix au Louvre et au Musée Delacroix.
Difficile de contester l’apport de ce géant de la peinture française et la maestria des grandes toiles de l’artiste. Qui n’a jamais vu La Liberté guidant le peuple ? Impossible de ne pas encourager les lecteurs à (re)découvrir les oeuvres de cet artiste exceptionnel.
L’exposition au Louvre “propose une vision des motivations susceptibles d’avoir inspiré et dirigé son activité picturale au fil de sa longue carrière, déclinée en trois grandes périodes.
– De 1822 à 1834, une décennie régie par l’appétit de nouveauté, de gloire et de liberté ;
– de 1835 à 1855, la révélation de la peinture murale, en dialogue avec la tradition et l’apothéose lors de l’Exposition universelle de 1855 ;
– enfin les dernières années, jusqu’en 1863, ouvertes sur le paysage et sensibles au rôle créateur de la mémoire.” (dossier de presse)
Bat vous propose toutefois un autre regard, celui d’une contemporaine d’Eugène Delacroix, admiratrice inconditionnelle de l’artiste, grande amie du peintre : George Sand. En témoigne cette lettre du 5 janvier 1853 à Théophile Silvestre qui se propose d’écrire un ouvrage sur Delacroix :
« Monsieur, Je saisis avec plaisir l’occasion que vous m’offrez de vous encourager dans un travail dont M. Eugène Delacroix est l’objet, puisque vous partagez l’admiration et l’affection qu’il inspire à ceux qui le comprennent et à ceux qui l’approchent.
Il y a 20 ans que je suis liée avec lui et par conséquent heureuse de pouvoir dire qu’on doit le louer sans réserve, parce que rien dans la vie de l’homme n’est au-dessous de la mission si largement remplie du maître. […] Je ne vous apprendrai pas non plus que son esprit est aussi brillant que sa couleur, et aussi franc que sa verve. Pourtant cette aimable causerie et cet enjouement qui sont dus à l’obligeance du cœur dans l’intimité, cachent un fonds de mélancolie philosophique, inévitable résultat de l’ardeur du génie aux prises avec la netteté du jugement. Personne n’a senti comme Delacroix le type douloureux de Hamlet. Personne n’a encadré dans une lumière plus poétique, et posé dans une attitude plus réelle, ce héros de la souffrance, de l’indignation, du doute et de l’ironie, qui fut pourtant, avant ses extases, le miroir de la mode et le monde de la forme [Shakespeare, Hamlet, III, 1. Delacroix a travaillé de 1834 à 1843 à une série de 16 lithographies inspirées d’Hamlet et a consacré plusieurs tableaux et dessins à des scènes de ce drame], c’est-à-dire, en son temps, un homme du monde accompli. […] Delacroix, vous pouvez l’affirmer, est un artiste complet. Il goûte et comprend la musique d’une manière si supérieure qu’il eût été très probablement un grand musicien s’il n’eût pas choisi d’être un grand peintre. Il n’est pas moins bon juge en littérature et peu d’esprit sont aussi ornés et aussi nets que le sien. Si son bras et sa vue venaient à se fatiguer, il pourrait encore dicter, dans une très belle forme, des pages qui manquent à l’histoire de l’art, et qui resteraient comme des archives à consulter pour tous les artistes de l’avenir. […]
Aujourd’hui la plupart de ceux qui lui contestaient sa gloire au début, rendent pleine justice à des dernières peintures monumentales, et comme de raison, les plus compétents sont ceux qui, de meilleur cœur et de meilleure grâce, le proclament vainqueur de tous les obstacles, comme son Apollon sur le char fulgurant de l’allégorie [Plafond pour la galerie d’Apollon au Louvre].
[…] Je possède en effet plusieurs pensées de ce rare et fécond génie.
– Une sainte Anne enseignant la Vierge enfant, qui a été faite chez moi à la campagne et exposée l’année suivante (1845 ou 1846) au musée. C’est un ouvrage important, d’une couleur superbe, et d’une composition sévère et naïve. [L’Education de la vierge]
– Une splendide esquisse de fleurs d’un éclat et d’un relief incomparables. Cette esquisse a été également faite pour moi et chez moi.
– La confession du Giaour mourant, un véritable petit chef-d’œuvre. [donné à Sand en 1840]
– Un Arabe gravissant la montagne pour surprendre un lion.
– Cléopâtre recevant l’aspic caché au milieu des fruits éblouissants que lui présente l’esclave basané, riant de ce rire insouciant que lui prête Shakespeare, ce contraste dramatique avec le calme désespoir de la belle reine a inspiré Delacroix d’une manière saisissante.
– Un intérieur de carrières.
– Une composition tirée du roman Lélia, d’un effet magique.
– Une composition au pastel sur le même sujet, enfin plusieurs aquarelles, pochades, dessins et croquis au crayon et à la plume, voire des caricatures. Tel est mon petit musée où le moindre trait de cet main féconde est conservé par mon fils et par moi avec la religion de l’amitié. »
Dans Histoire de ma vie, Sand consacre de longues pages à Delacroix auquel le peintre a été très sensible comme en témoigne cet extrait de lettre du 25 juillet 1855 adressée par George Sand à son ami :
« Cher ami, que je suis donc heureuse de vous avoir fait un peu de plaisir. Il faudra que vous relisiez ce chapitre dans l’exemplaire en volume […]. Je vous enverrai donc tout l’ouvrage quand il sera complet. […]
J’ai revu toute votre œuvre, je n’ai guère regardé autre chose, et je suis sortie de là vous mettant toujours, sans hésitation et sans crainte d’aucune partialité, à côté des plus grands dans l’histoire de la peinture et au-dessus, mais à deux cent mille pieds au-dessus de tous les vivants.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé l’épreuve du chapitre de mes mémoires que j’avais écrit à Nohant avant mon départ. Je l’ai relu bien tranquillement et loin d’avoir à en retrancher un mot, j’en aurais mis le double si je n’avais craint de vous faire assassiner. J’ai dû me faire pas mal d’ennemis dans la peinture, mais je m’en fiche pas mal aussi. »
Bat vous suggère la lecture des extraits suivants d’Histoire de ma Vie :
« Eugène Delacroix fut un de mes premiers amis dans le monde des artistes, et j’ai le bonheur de le compter toujours parmi mes vieux amis. Vieux, on le sent, est le mot relatif à l’ancienneté des relations, et non à la personne. Delacroix n’a pas et n’aura pas de vieillesse. C’est un génie et un homme jeune. Bien que, par une contradiction originale et piquante, son esprit critique sans cesse le présent et raille l’avenir, bien qu’il se plaise à connaître, à sentir, à deviner, à chérir exclusivement les œuvres et souvent les idées du passé, il est, dans son art, l’innovateur et l’oseur par excellence. Pour moi, il est le premier maître de ce temps-ci, et, relativement à ceux du passé, il restera un des premiers dans l’histoire de la peinture.[…]
[…] Le grand maître dont je parle est donc mélancolique et chagrin dans sa théorie, enjoué, charmant, bon enfant au possible dans son commerce. Il démolit sans fureur et raille sans fiel, heureusement pour ceux qu’il critique ; car il a autant d’esprit que de génie, chose à quoi l’on ne s’attend pas en regardant sa peinture, où l’agrément cède la place à la grandeur, et où la maestria n’admet pas la gentillesse et la coquetterie. Ses types sont austères ; on aime à les regarder bien en face : ils vous appellent dans une région plus haute que celle où l’on vit. Dieux, guerriers, poètes ou sages, ces grandes figures de l’allégorie ou de l’histoire qu’il a traitées vous saisissent par une allure formidable ou par un calme olympien. Il n’y a pas moyen de penser, en les contemplant, au pauvre modèle d’atelier, qu’on retrouve dans presque toutes les peintures modernes, sous le costume d’emprunt à l’aide duquel on a vainement tenté de le transformer. Il semble que, si Delacroix a fait poser des hommes et des femmes, il ait cligné les yeux pour ne pas les voir trop réels.
Et cependant ses types sont vrais, quoique idéalisés dans le sens du mouvement dramatique ou de la majesté rêveuse. Ils sont vrais comme les images que nous portons en nous-mêmes quand nous nous représentons les dieux de la poésie ou les héros de l’antiquité. Ce sont bien des hommes, mais non des hommes vulgaires comme il plaît au vulgaire de les voir pour les comprendre. Ils sont bien vivants, mais de cette vie grandiose, sublime ou terrible dont le génie seul peut retrouver le souffle.
Je ne parle pas de la couleur de Delacroix. Lui seul aurait peut-être la science et le droit de faire la démonstration de cette partie de son art, où ses adversaires les plus obstinés n’ont pas trouvé moyen de le discuter ; mais parler de la couleur en peinture, c’est vouloir faire sentir et devenir la musique par la parole. Décrira-t-on le Requiem de Mozart ? On pourrait bien écrire un beau poème en l’écoutant ; mais ce ne serait qu’un poème et non une traduction ; les arts ne se traduisent pas les uns par les autres. Leur lien est serré étroitement dans les profondeurs de l’âme ; mais, ne parlant pas la même langue, ils ne s’expliquent mutuellement que par de mystérieuses analogies. Ils se cherchent, s’épousent et se fécondent dans des ravissements où chacun d’eux n’exprime que lui-même.
« Ce qui fait le beau de cette industrie-là, me disait gaiement Delacroix lui-même dans une de ses lettres,consiste dans des choses que la parole n’est pas habile à exprimer. – Vous me comprenez de reste, ajoute-t-il ; et une phrase de votre lettre me dit assez combien vous sentez les limites nécessaires à chacun des arts, limites que messieurs vos confrères franchissent parfois avec une aisance admirable. »
Il n’y a guère moyen d’analyser la pensée dans quelque art que ce soit, si ce n’est à travers une pensée de même ordre. Du moment qu’on veut rapetisser à sa propre mesure, quand on est petit, les grandes pensées des maîtres, on erre et on divague sans entamer en rien le chef-d’œuvre : on a pris une peine inutile.
Quant à disséquer leur procédé, soit pour le louer, soit pour le blâmer, l’étalage des termes techniques que la critique introduit plus ou moins adroitement dans ses argumentations sur la peinture et la musique n’est qu’un tour de force réussi ou manqué. Manqué, ce qui arrive souvent à ceux qui parlent du métier sans en comprendre les termes et en les employant à tort et à travers, le tour fait rire les plus humbles praticiens. Réussi, il n’initie en rien le public à ce qu’il lui importe de sentir, et n’apprend rien aux élèves attentifs à saisir les secrets de la maîtrise. Vous leur direz en vain les procédés de l’artiste, et devant ces naïfs rapins qui s’extasient sur un petit coin de la toile en se demandant avec stupeur comment cela est fait, vous exposerez en vain la théorie savante des moyens employés ; vous fussent-ils révélés par la propre bouche du maître ils seront parfaitement inutiles à celui qui ne saura pas les mettre en œuvre. S’il n’a pas de génie, aucun moyen ne lui servira ; s’il a du génie, il trouvera ses moyens tout seul, ou se servira à sa manière de ceux d’autrui, qu’il aura compris ou devinés sans vous. Les seuls ouvrages d’art sur l’art qui aient de l’importance et qui puissent être utiles sont ceux qui s’attachent à développer les qualités de sentiment des grandes choses et qui la là élèvent et élargissent le sentiment des lecteurs. Sous ce point de vue, Diderot a été grand critique, et, de nos jours, plus d’un critique a encore écrit de belles et bonnes pages. Hors de là, il n’y a qu’efforts perdus et pédantisme puéril.
[…]
On peut bien croire que l’inintelligence du siècle a fait mortellement souffrir cette âme enthousiaste des grandes choses. Heureusement la gaieté charmante de son esprit l’a préservé de la souffrance qui aigrit. Quant à celle qui énerve, le géant était trop fortement trempé pour la connaître. Il a résolu le problème de prendre son essor entier, un essor victorieux immense et qui laisse le parlage et le paradoxe loin sous ses pieds, comme cette fulgurante figure d’Apollon qu’il a jetée aux voûtes du Louvre oublie, dans la splendeur des cieux, les chimères qu’il vient de terrasser. Il a résolu ce problème sans perdre la jeunesse de son âme, la générosité et la droiture de ses instincts, le charme de son caractère, la modestie et le bon goût de son attitude.
Delacroix a traversé plusieurs phases de son développement en imprimant à chaque série de ses ouvrages le sentiment profond qui lui était propre. Il s’est inspiré du Dante, de Shakespeare et de Goethe, et les romantiques, ayant trouvé en lui leur plus haute expression, ont cru qu’il appartenait exclusivement à leur école. Mais une telle fougue de création ne pouvait s’enfermer dans un cercle ainsi défini. Elle a demandé au ciel et aux hommes de l’espace, de la lumière, des lambris assez vastes pour contenir ses compositions, et s’élançant alors dans le monde de on idéal complet, elle a tiré de l’oubli, où il était question de les reléguer, les allégories de l’antique Olympe, qu’elle a mêlées, en grand historien de la poésie, à l’illustration des génies de tous les siècles. Delacroix a rajeuni ce monde évanoui ou travesti par de froides traditions, au feu de son interprétation brûlante. Autour de ces personnifications surhumaines, il a créé un monde de lumière et d’effets, que le mot couleur ne suffit peut-être pas à exprimer pour le public, mais qu’il est forcé de sentir dans l’effroi, le saisissement ou l’éblouissement qui s’emparent de lui à un tel spectacle. Là éclate l’individualité du sentiment de ce maître, enrichie du sentiment collectif des temps modernes, dont la source cachée au fond des esprits supérieurs grossit toujours à travers les âges.
Il y aura néanmoins toujours un ordre d’esprits systématiques qui reprocheront à Delacroix de n’avoir pas présenté à leurs sens le joli, le gracieux, la forme voluptueuse, l’expression caressante comme ils l’entendent. Reste à savoir s’ils l’entendent bien, et si, dans cette région de la fantaisie, ils sont compétents à discerner le faux du vrai, le naïf du maniéré. J’en doute. Ceux qui comprennent réellement le Corrège, Raphaël, Watteau, Proudhon, comprennent tout aussi bien Delacroix. La grâce a son siège et la puissance a le sien. D’ailleurs les grâces sont des divinités à mille faces. Elles sont lascives ou chastes selon l’œil qui les voit, selon l’âme qui les formule. Le génie de Delacroix est sévère, et quiconque n’a pas un sentiment capable d’élévation ne le goûtera jamais entièrement. Je crois qu’il y est tout résigné.
Mais quelle que soit la critique, il laissera un grand nom et de grandes œuvres. Quand on le voit pâle, frêle, nerveux et se plaignant de mille petits maux obstinés à le tenir en haleine, on s’étonne que cette délicate organisation ait pu produire avec une rapidité surprenante, à travers des contrariétés et des fatigues inouïes, des œuvres colossales. Et pourtant elles sont là, et elles seront suivies, s’il plaît à Dieu, de beaucoup d’autres, car le maître est de ceux qui se développent jusqu’à la dernière heure et dont on croit en vain saisir le dernier mot à chaque nouveau prodige.
Delacroix n’a pas été seulement grand dans son art, il a été grand dans sa vie d’artiste. Je ne parle pas de ses vertus privées, de son culte pour sa famille, de ses tendresses pour ses amis malheureux, des charmes solides de son caractère, en un mot. Ce sont là des mérites individuels que l’amitié ne publie pas à son de trompe. Les épanchements de son cœur dans ses admirables lettres feraient ici un beau chapitre qui le peindrait mieux que je ne sais le faire. Mais les amis vivants doivent-ils être ainsi révélés, même quand cette révélation ne peut être que la glorification de leur être intime ? Non, je ne le pense pas. L’amitié a sa pudeur, comme l’amour a la sienne. Mais ce qui en Delacroix appartient à l’appréciation publique pour le profit que portent les nobles exemples, c’est l’intégrité de sa conduite ; c’est le peu d’argent qu’il a voulu gagner, la vie modeste et longtemps gênée qu’il a acceptée plutôt que de faire aux goûts et aux idées du siècle (qui sont bien souvent celles des gens en place) la moindre concession à ses principes d’art. C’est la persévérance héroïque avec laquelle, souffrant, malingre, brisé en apparence, il a poursuivi sa carrière, riant des sots dédains, ne rendant jamais le mal pour le mal, malgré les formes charmantes d’esprit et de savoir-vivre qui l’eussent rendu redoutable dans ces luttes sources et terribles de l’amour-propre ; se respectant lui-même dans les moindres choses, ne boudant jamais le public, exposant chaque année au milieu d’un feu croisé d’invectives, qui eût étourdi ou écœuré tout autre ; ne se reposant jamais, sacrifiant ses plaisirs les plus purs, car il aime et comprend admirablement les autres arts, à la loi impérieuse d’un travail longtemps infructueux pour son bien-être et son succès ; vivant, en un mot, au jour le jour, sans envier le faste ridicule dont s’entourent les artistes parvenus, lui dont la délicatesse d’organes et gouts se fût si ben accommodée pourtant d’un peu de luxe et de repos !
Dans tous les temps, dans tous les pays, on cite les grands artistes qui n’ont rien donné à la vanité ou à l’avarice, rien sacrifié à l’ambition, rien immolé à la vengeance. Nommer Delacroix, c’est nommer un de ces hommes purs dont le monde croit assez dire en les déclarant honorables, faute de savoir combien la tâche est rude au travailleur qui succombe et au génie qui lutte.
Je n’ai point à faire l’historique de nos relations ; elle est dans ce seul mot, amitié sans nuages. Cela est bien rare et bien doux, et entre nous cela est d’une vérité absolue. Je ne sais si Delacroix a des imperfections de caractère. J’ai vécu près de lui dans l’intimité de la campagne et dans la fréquence des relations suivies, sans jamais apercevoir en lui une seule tache, si petite qu’elle fût. Et pourtant nul n’est plus liant, plus naïf et plus abandonné dans l’amitié. Son commerce a tant de charmes qu’après de lui on se trouve soi-même être sans défauts, tant il est facile d’être dévoué à qui le mérite si bien. Je lui dois en outre, bien certainement, les meilleures heures de purs délices que j’aie goûtées en tant qu’artiste. Si d’autres grandes intelligences m’ont initiée à leurs découvertes et à leurs ravissements dans la sphère d’un idéal commun, je peux dire qu’aucune individualité d’artiste ne m’a été aussi plus sympathique et, si je puis parler ainsi, plus intelligible dans son expansion vivifiante. Les chefs-d’œuvre qu’on lit, qu’on voit ou qu’on entend ne vous pénètrent jamais mieux que doublés en quelque sorte dans leur puissance par l’appréciation d’un puissant génie. En musique et en poésie comme en peinture Delacroix est égal à lui-même, et tout ce qu’il dit quand il se livre est charmant ou magnifique sans qu’il s’en aperçoive”.
George Sand, Histoire de ma vie, Tome V, chapitre 5, extraits choisis.
Sources iconographiques : dossier de presse Louvre – Lettre de Delacroix à Sand : © Le Rat / Soracha
Un livre : “N’abandonnez jamais, ne renoncez à rien” de Francis Huster
Pompona a lu le pamphlet de Francis Huster “N’abandonnez jamais, ne renoncez à rien” et a beaucoup apprécié.
« Peut-être est-ce moins au monde tel qu’il va que je m’en prends qu’à nous-mêmes, cette manière que nous avons de nous accoutumer au pire et de nous assoupir devant ce qui devrait nous révolter. De faire comme si nous n’avions jamais eu de rêves ».
Et voici que Francis Huster nous exprime en 200 pages sa colère en partant d’une jolie idée : comparer nos comportements et celui de Molière.
En dix chapitres aux titres choc – « osez la vérité, crever de rire, cultiver ses ennemis », Francis Huster pousse ses coups de gueule, critique l’air du temps et le langage employé – « on ne distingue plus de vieillards, mais des seniors, … plus de cancers mais de longues maladies » –, donne ses conseils pour vivre, vivre pleinement sa vie, ses émotions. Peu importe le quand-dira-t-on, « tant pis pour ceux à qui ça déplaît » … les formules sont lapidaires – « nous allons tous mourir, grand bien nous fasse ! », le style cassant et incisif.
Parallèlement l’ami Molière se construit à l’ombre de Jean-Baptiste Poquelin, son « doublon castrateur, pragmatique, prudent, calculateur, intéressé bon gestionnaire !». Molière qui « dit ses quatre vérités aux puissants comme au peuple avec une égale naïveté ». « Molière, cocu, trahi, ruiné, mais qui finit par tuer Poquelin ».
Molière, jamais entré à l’Académie française de son temps, ni au Panthéon aujourd’hui, fait remarquer acerbe Francis Huster. Et de s’emporter contre certaines idées reçues : Molière n’aurait cherché qu’à séduire et divertir. Faux, archi-faux et Huster de nous expliquer pourquoi.
Et voici les pièces qui défilent : certaines très connues, d’autres moins – George Dandin, La Princesse d’Elide, Mélicerte, Le Sicilien ou l’Amour peintre, Monsieur de Pourceaugnac, Les Amants magnifiques, Le Bourgeois gentilhomme, Tartuffe, Le Misanthrope -. Francis Huster évoque aussi les drames plus intimes : la mort du jeune fils de Molière, Louis, la perte de Marquise partie vivre avec Racine, le quotidien avec Armande Béjart.
Une lecture rapide – un livre vite lu. Qu’en reste-t-il ? Un portrait original de Molière et quelques jolies images :
« Chacun a quatre vies.
Celle qu’il vit.
Celle qu’il croit vivre.
Celle qu’il rêverait de vivre.
Puis, une fois mort, celle qu’on lui prête avoir vécue ».
Quelques commandements à retenir:
« Cesse de critiquer les autres : fais mieux qu’eux.
Cesse de convoiter ce que tu n’as pas, : donne-toi les moyens de le posséder.
Ne refuse pas le malheur : affronte-le et profites-en pour t’aguerrir.
Ne contourne pas la difficulté : prends plaisir à la résoudre.
N’attends rien des autres : ils finiront par te suivre !”