L’Amour et la Folie
Ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance.
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour
Que d’épuiser cette science.
Mon but est seulement de dire à ma manière
Comment l’aveugle que voici
(C’est un dieu), comment dis-je, il perdit la lumière;
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien;
J’en fais juge un amant, et ne décide rien.
Celui-ci n’était pas encor privé des yeux.
Une dispute vint : l’Amour veut qu’on assemble
Là-dessus le conseil des dieux.
L’autre n’eut pas la patience;
Elle lui donne un coup si furieux
Qu’il en perd la clarté des cieux.
Vénus en demande vengeance.
Les dieux en furent étourdis,
Et Jupiter, et Némésis,
Et les juges d’enfer, enfin toute la bande.
Elle représenta l’énormité du cas.
Son fils sans un bâton ne pouvait faire un pas.
Nulle peine n’était pour ce crime assez grande.
Le dommage devait être aussi réparé.
Quand on eut bien considéré
L’intérêt du public, celui de la partie,
Le résultant enfin de la suprême cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l’Amour.
Jean de La Fontaine, Fables, Livre XII, 14
Source : La Fontaine, œuvres complètes, L’Intégrale/Seuil, 1965