Parade : une oeuvre d’art totale, synthèse créative d’artistes devenus illustres depuis.
18 mai 1917. – Est donnée en matinée au Théâtre du Châtelet la première de Parade. Ballet réaliste en un tableau, présenté par les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, sur un argument de Jean Cocteau, illustré musicalement par Erik Satie, avec des décors et des costumes de Pablo Picasso, une chorégraphie de Léonide Masside. Sans oublier le programme écrit par Guillaume Apollinaire.
Au commencement. – A l’origine du ballet Parade, il y a un homme : Serge de Diaghilev. Une personnalité hors du commun. Né à Perm en Russie en 1872, élève de Rimski-Korsakov, fondateur du groupe Mir Iskousstva (Le Monde de l’Art) avec Léon Bakst et Alexandre Benois en 1898 et de la revue du même nom l’année suivante, Diaghilev arrive à Paris en 1906. Il fait découvrir au public parisien la musique russe par des concerts en 1907 et des opéras en 1908 avant de présenter le ballet Le Pavillon d’Armide avec Bakst et Benois le 18 mai 1909 au Théâtre de Châtelet puis de créer les “Ballets Russes” en 1911.
De 1909 à 1929 – date du décès de Serge de Diaghilev -, les Ballets Russes, présentent toutes les formes d’expression artistique et donnent lieu à un spectacle total. Pour Diaghilev, le travail des chorégraphe, compositeur, dessinateur et librettiste doit se combiner harmonieusement pour former un tout. Après une première période consacrée à la Russie qui voit triompher Nijinski, les Ballets Russes se caractérisent par l’originalité des créations chorégraphiques et des recherches expérimentales. L’après-midi d’un faune, chorégraphié par Nijinski, sur la musique de Claude Debussy et le décor de Léon Bakst est présenté le 29 mai 1912 au Théâtre du Châtelet. Premier scandale. Nouveau scandale avec Le Sacre du Printemps présenté dans le tout nouveau théâtre des Champs-Elysées le 29 mai 1913. Les danseurs n’entendent plus la musique de Stravinski, conspuée par une grande partie du public.
« Ce fut comme si la salle avait été secouée par un tremblement de terre, elle semblait vaciller dans le tumulte. » (Valentine Gross)
Un public composite. – Les Ballets Russes et leur imprésario Diaghilev drainent un large public : artistes soucieux de connaître les dernières innovations artistiques, acteurs, peintres, musiciens, écrivains constituent un public curieux attentif et fidèle. Proust, Sarah Bernhardt, Auguste Renoir et Auguste Rodin, Romain Rolland comptent parmi les spectateurs. S’ajoutent un public mondain, composé de « snobs », aristocrates, ministres et diplomates et de nombreux journalistes et critiques d’art ainsi qu’un public anonyme plutôt aisé.
Diaghilev accorde à certains spectateurs « une carte de circulation », laquelle leur donne accès à toutes les représentations et les autorise à se rendre dans les coulisses auprès des danseurs pendant les entractes.
« La salle était le plus souvent archipleine. Mais nous savions nous arranger pour trouver, dans une porte, au pied ou au fond d’une loge, ou encore dans les galeries supérieures, une place où, sans souci des crampes et des torticolis, nous contemplions avidement nos chers danseurs et nos danseuses chéries.» (Jean-Louis Vaudoyer, cité in Les Ballets Russes de Serge de Diaghilev, 1909-1929, Exposition organisée par Serge Lifar, Paris, Musée des Arts Décoratifs, avril-mai 1939, p. 6).
« Etonne-moi ! ». – Le 19 mai 1909, Jean Cocteau assiste à la première des Ballets Russes. Esthète dandy, le jeune homme vient de publier ses premiers poèmes et devient une des figures à la mode du Tout-Paris. Fasciné par le spectacle, Cocteau veut rencontrer Diaghilev. Présenté par une amie commune, Misia Sert, il se voit offrir une première chance de travailler pour Diaghilev en 1912 pour le ballet Dieu bleu qui est un échec. Diaghilev dit alors à Cocteau :
« Le premier son de cloche, qui ne se terminera qu’avec ma mort, me fut sonné par Diaghilev, une nuit, place de la Concorde. Nous rentrions de souper après le spectacle. Nijinsky boudait, à son habitude. Il marchait devant nous. Diaghilev s’amusait de mes ridicules. Comme je l’interrogeais sur sa réserve (j’étais habitué aux éloges), il s’arrêta, ajusta son monocle et me dit: ‘Etonne-moi’ » … « Cette phrase me sauva d’une carrière de brio. Je devinai vite qu’on n’étonne pas un Diaghilev. De cette minute, je décidai de mourir et de revivre. Le travail fut long et atroce. Cette rupture, je la dois comme tant d’autres à cet ogre.» (Cocteau, La difficulté d’être, 1947)
Projet « David ». – Cocteau travaille sur David dont l’action se déroule à l’entrée d’une baraque foraine dans l’ambiance d’un cirque. L’argument est le suivant : « un acrobate ferait la parade du David grand spectacle supposé donné à l’intérieur ; un clown qui devint ensuite une boîte, pastiche théâtral du phonographe forain, formule moderne du masque antique, chanterait par un porte-voix les prouesses de David et supplierait le public de pénétrer pour voir le spectacle intérieur ». Cocteau cherche un compositeur pour mettre en musique cet argument et le propose à Stravinsky, mais le projet ne se fait pas.
Rencontre avec Erik Satie. – Cocteau entend parler des Gymnopédies de Satie et demande à son amie Valentine Gross de rencontrer le compositeur, déjà présenté par Misia Sert à Diaghilev qui apprécie sa musique, notamment Trois morceaux en forme de poire.
« J’ai souvent souhaité une musique française de France, dégagée des influences de Wagner ou de Moussorgsky. On a mal compris ma pensée, prenant ce désir d’une musique française aussi française que celle de Wagner est allemande et celle de Moussorgsky russe, pour du nationalisme. Avec Satie on se trouve en face d’une musique de France. Et miss Hanton ? me direz-vous ? Et l’Ecosse ? Certes. Rien ne germe sans mélanges. Mais autant qu’il est possible, cette musique dessine au lieu de peindre et donne plus qu’elle ne propose : deux qualités françaises […] Satie a protégé sa musique comme du bon vin. Il n’a jamais remué la bouteille » (Cocteau, Erik Satie, éd. Dynamo, 1957, p. 7).
La rencontre a lieu le 18 octobre 1915 ; la guerre a débuté depuis un an. « Je me suis cogné contre Igor en marchant sans le savoir vers Satie » dit joliment Cocteau.
« L’idée m’en est venue pendant une permission d’avril 1915 [pour 1916] (j’étais alors aux armées) en écoutant Satie jouer à quatre mains avec Viñes ses Morceaux en forme de poire. Le titre déroute. Une attitude d’humoriste, qui date de Montmartre, empêche le public distrait d’entendre comme il faut la musique du bon maître d’Arcueil [Erik Satie].
Une sorte de télépathie nous inspira ensemble un désir de collaboration. Une semaine plus tard je rejoignais le front, laissant à Satie une liasse de notes, d’ébauches, qui devaient lui fournir le thème du Chinois, de la petite Américaine et de l’Acrobate (l’acrobate était alors seul). Ces indications n’avaient rien d’humoristique. Elles insistaient au contraire sur le prolongement des personnages, sur le verso de notre baraque foraine. Le Chinois y était capable de torturer des missionnaires, la petite fille de sombrer sur le Titanic, l’acrobate d’être en confidence avec les anges.» (Cocteau, Lettre à Paul Dermée, Printemps 1917, Le Coq et l’Arlequin, 1918, p. 70).
Rencontre avec Pablo Picasso. – Cocteau veut associer au projet « Parade » Picasso, le chef de file des cubistes. A sa seconde visite chez Picasso, Cocteau porte un costume d’arlequin pour rendre hommage au répertoire de la période bleue du peintre, ce qui amuse Picasso. Le 1er mai 1916, Cocteau est chez Picasso qui connaît et apprécie Satie et qui accepte finalement de participer au projet le 24 août 1916 à la condition d’être son propre maître.
« Parade est la plus grande bataille de la guerre. […] Il n’y avait pas de gauche ni de droite politique, il n’y avait qu’une gauche et une droite de l’art, et nous étions dans le patriotisme de l’art. […] Et tout à coup le patriotisme de l’art a pris une intensité extraordinaire, parce que le patriotisme tout court avait en quelque sorte débarrassé la ville de ces intellectuels de surface. Nous étions partagés entre ce spectacle et celui des bombes et du feu d’artifice, mais il est de toute évidence que notre véritable combat était à Paris, à Montparnasse ».
« Ce qui me regarde, c’est Picasso décorateur de théâtre. Je l’ai entraîné là. Son entourage ne voulait pas croire qu’il me suivrait. Une dictature pesait sur Montmartre et Montparnasse. On traversait la période austère du cubisme. Les objets qui peuvent tenir sur une table de café, la guitare espagnole, étaient les seuls plaisirs permis. Peindre un décor, surtout au Ballet Russe (cette jeunesse dévote ignorait Stravinsky) c’était un crime. » (Cocteau)
Le projet. – Parade est une réflexion sur la vie quotidienne urbaine. Ce réalisme se traduit sous l’étiquette d’un spectacle forain. Cocteau veut concilier gestes quotidiens et routines de cirque. Aux trois personnages conçus par Cocteau – le Chinois, la petite fille américaine et l’acrobate – , Picasso veut opposer des personnages inhumains et impose la présence de trois Managers géants qui rivalisent par une réclame acharnée pour leur numéro respectif. Cette transformation de l’argument est appréciée par Erik Satie. Cocteau cède à Picasso ; Satie ajoute divers « trompe-l’oreille » – sirène, roue de loterie, revolver, machine à écrire – sur sa partition.
« L’unique personne que j’ai entendue raisonner clairement et simplement du cubisme, ce fut Erik Satie. Je crois que lui seul, s’il avait écrit sur le cubisme aurait pu le faire comprendre aisément.» (Fernande Olivier, amie de Picasso).
Les Managers. – Pour le costume des Managers, Picasso construit deux masques gigantesques: « Manager de Paris » a l’aspect d’une « massive superstructure cubiste peinte en bleu, blanc, vert et rouge. De face cette superstructure [présente] un homme avec une grosse moustache portant une tenue de soirée et un haut-de-forme, tandis que sur son dos, il y [a] une maison et des arbres. Au bout d’un bras gauche artificiel, il [porte] une longue pipe blanche et dans l’autre une canne ».Le second est le « Manager de New York » : « Lui [porte] une tenue Wild West assez élaborée, le tout étant construit, y compris des bottes de cow-boy, un chapeau tuyau, un plastron rouge plissé, et pour compléter l’ensemble, d’immenses gratte-ciel et des drapeaux. Il [tient] dans sa main gauche, un mégaphone, et dans ma main droite, un panneau sur lequel [est] peint le seul mot : « Parade ».
Rencontre avec Léonide Massine. – Cocteau et Picasso rencontrent Léonide Masside, chorégraphe et danseur des Ballets Russes à cette époque, chargé de transposer les idées de Cocteau :
« Leur danse était un accident organisé, des faux pas qui se prolongent et s’alternent avec une discipline de fugue. Les gênes pour se mouvoir sous ces charpentes, loin d’appauvrir le chorégraphe l’obligeaient à rompre avec d’anciennes formules, à chercher son inspiration non dans ce qui bouge, mais dans ce que autour de quoi on bouge, dans ce qui remue selon le rythme de notre monde ». (J. Cocteau, Lettre à Paul Dermée, Printemps 1917, Le Coq et l’Arlequin, 1918).
Puis Cocteau et Picasso rejoignent Diaghilev à Rome.
« Je n’oublierai jamais l’atelier de Rome. Une petite caisse contenait la maquette de Parade, ses immeubles, ses arbres, sa baraque. Sur une table, en face de la Villa Médicis, Picasso peignait le Chinois, les Managers, l’Américaine, le Cheval … » (Cocteau, Picasso, Stock, 1923).
Apollinaire. – Enfin, Cocteau fait appel à Guillaume Apollinaire qu’il a rencontré au front pour écrire le Programme. C’est dans son article de présentation « Parade ou l’Esprit Nouveau » qu’Apollinaire utilise pour la première fois l’expression sur-réalisme pour souligner le désir de réalisme, de représentation de la réalité, caractéristique de l’œuvre.
« C’est un poème scénique que le musicien novateur Erik Satie a transposé en une musique étonnement expressive, si nette et si simple que l’on y reconnaîtra l’esprit merveilleusement lucide de la France même.
Le peintre cubiste Picasso est le plus audacieux des chorégraphes, Léonide Massine, l’ont réalisé en consommant pour la première fois cette alliance de la peinture et de la danse, de la plastique et de la mimique qui est le signe de l’avènement d’un art plus complet.
Qu’on ne crie pas au paradoxe ! Les Anciens, dans la vie desquels la musique tenait une si grande place, ont absolument ignoré l’harmonie qui est presque toute la musique moderne.
De cette alliance nouvelle, car jusqu’ici les décors et les costumes, d’une part, la chorégraphie d’autre part, n’avaient entre eux qu’un lien factice, il est résulté, dans Parade, une sorte de sur-réalisme où je vois le point de départ d’une série de manifestations de cet esprit nouveau, qui, trouvant aujourd’hui l’occasion de se montrer, ne manquera pas de séduire l’élite et se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs dans l’allégresse universelle, car le bon sens veut qu’ils soient au moins à la hauteur des progrès scientifiques et industriels. Rompant avec la tradition chère à ceux que, naguère en Russie, on appelait bizarrement les « ballettomanes », Massine s’est gardé de tomber dans la pantomime. Il a réalisé cette chose entièrement nouvelle, merveilleusement séduisante, d’une vérité si lyrique, si humaine, si joyeuse qu’elle serait bien capable d’illuminer, s’il en valait la peine, l’effroyable soleil noir de la Melancholia de Dürer et que Jean Cocteau appelle un ballet réaliste. Les décors et les costumes cubistes de Picasso témoignent du réalisme de son art.
Ce réalisme, ou ce cubisme, comme on voudra, est ce qui a le plus profondément agité les arts durant les dix dernières années.
Les décors et les costumes de Parade montrent clairement sa préoccupation de tirer d’un objet tout ce qu’il peut donner d’émotion esthétique. Bien souvent, on a cherché à ramener la peinture à ses stricts éléments. Il n’y a guère que de la la peinture chez la plupart des Hollandais, chez Chardin, chez les impressionnistes.
Picasso va bien plus loin qu’eux tous. On le verra dans Parade, avec un étonnement qui deviendra vite de l’admiration. Il s’agit avant tout de traduire la réalité. Toutefois, le motif n’est plus reproduit, mais seulement représenté et plutôt que représenté il voudrait être suggéré par une sorte d’analyse-synthèse embrassant tous ses éléments visibles et quelque chose de plus, si possible une schématisation intégrale qui chercherait à concilier les contradictions en renonçant parfois délibérément à rendre l’aspect immédiat de l’objet. Massine s’est plié d’une façon surprenante à la discipline picassienne. Il s’est identifié avec elle et l’art s’est enrichi d’inventions adorables comme les pas réalistes du cheval de Parade dont un danseur forme les pieds de devant et un autre danseur les pieds de derrière.
Les constructions fantastiques qui figurent ces personnages gigantesques et inattendus : Les Managers, loin d’être un obstacle à la fantaisie de Massine lui ont donné, si on peut dire, plus de désinvolture.
En somme, Parade renversera les idées de pas mal de spectateurs. Ils seront surpris certes, mais de la plus agréable façon et, charmés, ils apprendront à connaître toute la grâce des mouvements modernes dont ils ne s’étaient jamais doutés.
Un magnifique Chinois de music-hall donnera l’essor à leur libre fantaisie, et tournant la manivelle d’une auto imaginaire, la Jeune Fille américaine exprimera la magie de leur vie quotidienne, dont l’acrobate en maillot blanc et bleu célèbre les rites muets avec une agilité exquise et surprenante …. » (Programme de Parade, mai 1917, G. Apollinaire, Œuvres en prose complète, p. 865-867).
La première. – Enfin, le 18 mai 1917 a lieu la première de Parade. Ballet réaliste en un tableau. « Nous souhaitons que le public considère Parade comme une œuvre qui cache des poésies sous la grosse enveloppe du guignol. Le rire est de chez nous ; il importe qu’on s’en souvienne et qu’on le ressuscite même aux heures les plus graves. C’est une arme trop latine pour qu’on la néglige. Parade groupe le premier orchestre d’Erik Satie, le premier décor de Pablo Picasso, les premières chorégraphies cubistes de Léonide Massine, et le premier essai pour un poète de s’exprimer sans paroles. La collaboration a été si étroite que le rôle de chacun épouse celui de l’autre sans empiéter sur lui » (Cocteau dans L’Excelsior).
L’argument écrit par Cocteau est le suivant :
« Le décor représente les maisons à Paris un dimanche. Théâtre forain. Trois numéros du Music-Hall servent de Parade.
Prestidigitateur chinois.
Petite Fille américaine.
Acrobates.
Trois managers organisent la réclame. Ils se communiquent dans leur langage terrible que la foule prend la parade pour le spectacle intérieur et cherchent grossièrement à le lui faire faire comprendre.
Personne ne se laisse convaincre.
Après le numéro final suprême effort des managers.
Chinois, acrobates et petite fille sortent du théâtre vide.
Voyant le krach des managers, ils essayent une dernière fois la vertu de leurs belles grâces.
Mais il est trop tard.
N.B. : La direction se réserve le droit d’intervertir l’ordre des numéros de la parade ».
« M’interrogerez-vous sur Parade ? Je suis tenté de répondre : ne cassez pas Parade pour voir ce qu’il y a dedans. Il n’y a rien. Parade ne cache rien. Parade n’a aucun sens. Parade est une parade. Parade est sans symbole. Parade, un point c’est tout. Parade n’est pas cubiste. Parade n’est pas futuriste. Parade n’est pas dadaïste. Parade n’est pas un « curieux ballet ». Parade n’est pas sublime. Parade est simple comme bonjour. Parade est : bête comme chou, Franc comme l’or, Frais comme une rose. Libre comme l’air » (Cocteau, cahiers Jean Cocteau, n°7, 1978, p. 138).
Le Rideau rouge. – Le spectacle apparaît dans le rideau lui-même, peint par Picasso, associé à quatre collaborateurs pour l’occasion. C’est une œuvre d’art immense (17 mètres sur 10,60 mètres), très figurative, qui s’inspire de la période cubiste de l’artiste. C’est une scène de forains qui pourrait être celle qui se trouve à l’intérieur de la baraque. Arlequin en costume bigarré au premier plan, Pierrot clown à collerette, Colombine, avaleur de sabres, musicien de flamenco, ballon étoilé, tambour et chien « savant », sont au repos. Les personnages démontrent une facette réelle de leur vie en accomplissant un geste quotidien, celui de s’attabler. Ils regardent à gauche la scène fantastique d’une fée ailée debout sur le dos d’une pégase allaitant son poulain. La fée avance la main pour saisir un singe assis en haut d’une échelle peinte en bleu, blanc, rouge. Picasso reprend le thème des saltimbanques qui lui est cher depuis sa période rose (1904-1906) et développe aussi le thème du merveilleux, le monde onirique et magique du cirque.
Scandale. – 1917, c’est la 3e année de guerre ; plus de 700.000 hommes sont morts ou ont été blessés dans la bataille de Verdun. L’heure n’est pas à la fête et le public ne comprend pas cette œuvre nouvelle.
« Le soir de la Première de Parade je l’étonnais. Cet homme [Diaghilev] très brave écoutait, livide, la salle furieuse. Il avait peur. Il y avait de quoi. Picasso, Satie et moi ne pouvions rejoindre les coulisses. La foule nous reconnaissait, nous menaçait. Sans Apollinaire, son uniforme et le bandage qui entourait sa tête, des femmes armées d’épingles [à chapeau] nous eussent crevé les yeux » (Cocteau, La difficulté d’être, 1947). Et selon le critique d’art Paul Budry : « La Garde républicaine occupe la place du Châtelet. Les escouades des esthétiques ennemies, remontées par des apéros, forment au poulailler un second orchestre de klaxons et de sifflets à roulette, comme Cocteau les aime. Dès le rideau la salle tangue sous un chahut énorme. Des salves d’oranges s’abattent sur l’Homme-kiosque-à-journaux. Ansermet [chef d’orchestre des Ballets Russes] impassible, les oreilles frôlées par les projectiles, semble diriger la Noce à Thomas. C’est l’un des plus grands succès de l’histoire ». Sans doute, le public ne réagit pas aussi violent ce jour-là, la recette de la matinée étant destinée aux blessés de guerre et à des œuvres caritatives. Indéniablement, le décor de Picasso et la référence au cubisme ont décontenancé le public.