Hommage à Lovecraft,
décédé le 15 mars 1937
L’abomination de Dunwich
«Le monstre qui gisait sur le flanc, plié en deux dans une mare d’un fluide jaune verdâtre d’une viscosité de goudron, mesurait près de neuf pieds, et le chien avait arraché tous les vêtements et une partie de la peau. Il n’était pas tout à fait mort, et se convulsait en silence, par à-coups tandis que sa poitrine se soulevait, étonnamment accordée aux cris déments des engoulevents qui attendaient dehors. Des bouts de chaussures et de tissu jonchaient la pièce et juste sous la fenêtre un sac de toile vide traînait là où manifestement on l’avait jeté. Un revolver était tombé près du bureau central, une cartouche bosselée mais non déchargée expliquant plus tard pourquoi il n’avait pas servi. Le monstre lui-même, néanmoins, évinçait toute autre image pour l’instant. Il serait banal et inexact de dire qu’aucune plume humaine ne saurait le décrire, mais on peut avancer avec raison que pour se le représenter avec quelque vérité il ne faut pas associer trop étroitement les notions d’aspect et de contour avec les formes vivantes ordinaires de cette planète et avec les trois dimensions connues. Il était partiellement humain sans aucun doute, avec ses mains et sa tête d’homme, et sa face de bouc sans menton portait la marque des Whateley. Mais le torse et le bas du corps relevaient d’une tératologie fabuleuse au point que seuls d’amples vêtements avaient pu lui permettre de se déplacer sur terre sans être interpellé ou supprimé.
Au-dessus de la taille il était semi-anthropomorphe, bien que sa poitrine, que le chien attentif tenait toujours sous ses griffes, fût recouverte d’un cuir réticulé comme celui d’un crocodile ou d’un alligator. Le dos bigarré de jaune et de noir évoquait vaguement la peau squameuse de certains serpents. Au-dessous de la ceinture c’était bien pire ; car toute ressemblance humaine cessait, et commençait la totale fantasmagorie. Il était couvert d’une épaisse et rude fourrure noire, et de l’abdomen pendaient mollement vingt longs tentacules gris verdâtre munis de ventouses rouges. Ils étaient bizarrement disposés selon les symétries de quelque géométrie cosmique inconnue de la terre ou du système solaire. A chacune des extrémités, profondément enfoncé dans une sorte d’orbite rose munie de cils, s’ouvrait ce qui semblait un œil rudimentaire ; en guise de queue, une espèce de trompe ou d’antenne marquée d’anneaux violets et qui selon certains indices devait être l’ébauche d’une bouche ou d’une gorge. Les membres, à part leur fourrure noire, ressemblaient grossièrement aux pattes de derrière des sauriens géants de la terre préhistorique ; ils se terminaient en bourrelets nervurés d’arêtes qui n’étaient ni sabots ni pattes. Quand la créature respirait, sa queue et ses tentacules changeaient de couleur au même rythme, comme par un phénomène circulatoire normal dans la branche non humaine de son ascendance. Ceci s’observait dans les tentacules par un assombrissement de la teinte verdâtre, tandis que dans la queue un aspect jaunâtre alternait avec un blanc grisâtre malsain entre les anneaux violets. Il n’y avait pas de sang à proprement parler ; rien que la fétide humeur jaune verdâtre qui suintait sur le plancher peint autour de la flaque visqueuse, laissant derrière elle une étrange décoloration.
Au début les syllabes défiaient tout rapprochement avec aucun langage terrestre, mais vers la fin il apparut quelques fragments incohérents manifestement empruntés au Necronomicon, ce monstrueux blasphème dont la quête avait causé la perte de l’être indéfinissable. Ces fragments, tels qu’Armitage se les rappelle, donnaient quelque chose comme « N’gai, n’gha’ghaa, bugg-shoggog, y’hah ; Yog-Sothoth, Yog-Sothoth… » Ils s’estompèrent jusqu’au néant tandis que les engoulevents criaient en des crescendos rythmés d’une infernale impatience. »
Howard Phillips Lovecraft, tome 1, coll. Bouquins, éd. Robert Laffont, p. 243-244.© Éditions Belfond.