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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°23 – Les Souris et le Chat huant

Les Souris et le Chat huant

Il ne faut jamais dire aux gens :

« Écoutez un bon mot, oyez une merveille. »
Savez-vous si les écoutants
En feront une estime à la vôtre pareille ?
Voici pourtant un cas qui peut être excepté :
Je le maintiens prodige et tel que d’une fable
Il a l’air et les traits encore que véritable.

On abattit un pin pour son antiquité,

Vieux palais d’un Hibou, triste et sombre retraite
De l’oiseau qu’Atropos prend pour son interprète.
Dans son tronc caverneux et miné par le temps,
Logeaient, entre autres habitants,
Force Souris sans pieds, toutes rondes de graisse.
L’oiseau les nourrissait parmi des tas de blé,
Et de son bec avait leur troupeau mutilé.

Cet oiseau raisonnait, il faut qu’on le confesse.

En son temps, aux Souris le compagnon chassa :
Les premières qu’il prit du logis échappées,
Pour y remédier, le drôle estropia
Tout ce qu’il prit ensuite ; et leurs jambes coupées
Firent qu’il les mangeait à sa commodité,
Aujourd’hui l’une et demain l’autre.

Tout manger à la fois, l’impossibilité

S’y trouvait, joint aussi le soin de sa santé.
Sa prévoyance allait aussi loin que la nôtre :
Elle allait jusqu’à leur porter
Vivres et grains pour subsister.
Puis, qu’un Cartésien s’obstine
À traiter ce Hibou de montre et de machine !

Quel ressort lui pouvait donner

Le conseil de tronquer un peuple mis en mue ?
Si ce n’est pas là raisonner,
La raison m’est chose inconnue.
Voyez que d’arguments il fit :
« Quand ce peuple est pris, il s’enfuit ;
Donc il faut le croquer aussitôt qu’on le happe.

Tout ? il est impossible. Et puis, pour le besoin

N’en dois-je pas garder ? Donc il faut avoir soin
De le nourrir sans qu’il échappe.
Mais comment ? Ôtons-lui les pieds. » Or, trouvez-moi
Chose par les humains à sa fin mieux conduite.
Quel autre art de penser Aristote et sa suite
Enseignent-ils, par votre foi ?

Jean de La Fontaine Livre XI, 9

Les souris et le chat-huant. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°22 – La Chauve-souris, le Buisson et le Canard

La Chauve-souris, le Buisson et le Canard

Le Buisson, le Canard, et la Chauve-Souris,

Voyant tous trois qu’en leur pays
Ils faisaient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avaient des comptoirs, des facteurs, des agents
Non moins soigneux qu’intelligents,
Des registres exacts de mise et de recette.

Tout allait bien, quand leur emplette,

En passant par certains endroits
Remplis d’écueils et fort étroits,
Et de trajet très difficile,
Alla tout emballée au fond des magasins
Qui du Tartare sont voisins.

Notre trio poussa maint regret inutile ;

Ou plutôt il n’en poussa point :
Le plus petit marchand est savant sur ce point.
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte.
Celle que, par malheur, nos gens avaient soufferte
Ne put se réparer : le cas fut découvert.

Les voilà sans crédit, sans argent, sans ressource,

Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les sergents, et les procès,
Et le créancier à la porte,
Dès devant la pointe du jour
N’occupaient le trio qu’à chercher maint détour
Pour contenter cette cohorte.

Le Buisson accrochait les passants à tous coups.

« Messieurs, leur disait-il, de grâce, apprenez-nous
En quel lieu sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises. »
Le Plongeon sous les eaux s’en allait les chercher.
L’oiseau Chauve-souris n’osait plus approcher
Pendant le jour nulle demeure :
Suivi de sergents à toute heure,
En des trous il s’allait cacher.

Je connais maint detteur qui n’est ni souris-chauve,

Ni buisson, ni canard, ni dans tel cas tombé,
Mais simple grand seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.

Jean de La Fontaine Livre XII, 7

La chauve-souris, le buisson et le canard. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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Maurice Carême – “Mars”

“Mars” de Maurice Carême

Il tombe encore des grêlons,
Mais on sait bien que c’est pour rire.
Quand les nuages se déchirent,
Le ciel écume de rayons.

Le vent caresse les bourgeons
Si longuement qu’il les fait luire.
Il tombe encore des grêlons,
Mais on sait bien que c’est pour rire.

Les fauvettes et les pinsons
Ont tant de choses à se dire
Que dans les jardins en délire
On oublie les premiers bourdons.
Il tombe encore des grêlons …

Maurice Carême, La lanterne magique 1947

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°21 – La chauve-souris et les deux Belettes

La chauve-souris et les deux Belettes

Une Chauve-Souris donna tête baissée

Dans un nid de Belette ; et sitôt qu’elle y fut,
L’autre, envers les souris de longtemps courroucée,
Pour la dévorer accourut.

“Quoi ? vous osez, dit-elle, à mes yeux vous produire,

Après que votre race a tâché de me nuire!
N’êtes-vous pas Souris ? Parlez sans fiction.
Oui, vous l’êtes, ou bien je ne suis pas Belette.

– Pardonnez-moi, dit la pauvrette,

Ce n’est pas ma profession.
Moi Souris ! Des méchants vous ont dit ces nouvelles.
Grâce à l’Auteur de l’Univers,
Je suis Oiseau ; voyez mes ailes :
Vive la gent qui fend les airs! ”
Sa raison plut, et sembla bonne.

Elle fait si bien qu’on lui donne

Liberté de se retirer.
Deux jours après, notre étourdie
Aveuglément se va fourrer
Chez une autre Belette, aux oiseaux ennemie.

La voilà derechef en danger de sa vie.

La Dame du logis avec son long museau
S’en allait la croquer en qualité d’Oiseau,
Quand elle protesta qu’on lui faisait outrage :
“Moi, pour telle passer! Vous n’y regardez pas.

Qui fait l’Oiseau ? c’est le plumage.

Je suis Souris : vivent les Rats !
Jupiter confonde les Chats ! ”
Par cette adroite repartie
Elle sauva deux fois sa vie.

Plusieurs se sont trouvés qui, d’écharpe changeants

Aux dangers, ainsi qu’elle, ont souvent fait la figue.
Le Sage dit, selon les gens :
“Vive le Roi, vive la Ligue. ”

Jean de La Fontaine Livre II, 5 

La chauve-souris et les deux belettes. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

 

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Le chat

Hildegarde de Bingen, Le livre des subtilités des créatures divines, Physica.

Ch. XXVI : le Chat (de catto)

Le chat est plus froid que chaud : il attire en lui les humeurs mauvaises et n’a pas horreur des esprits aériens, pas plus que ceux-ci ne l’ont en horreur. Il a également une sorte de parenté naturelle avec le crapaud et le serpent. Au plus fort des mois d’été, quand la chaleur est la plus élevée, le chat demeure sec et froid : alors il a soif, si bien qu’il lèche le sol et les serpents, de façon à se réconforter grâce à leur suc et à en tirer un réconfort sans lequel il ne pourrait pas vivre, mais périrait : tout comme un homme a plaisir à goûter du sel pour en tirer un bon goût. Le suc qu’il en tire forme en lui une sorte de poison, si bien que son cerveau et sa chair sont vénéneux. Il ne se plaît pas en compagnie de l’homme, sauf de celui qui le nourrit. Et, à l’époque où il lèche la terre et le serpent, sa chaleur est nocive et dangereuse pour l’homme. Et quand la chatte porte des petits, sa chaleur excite l’homme à la volupté ; le reste du temps, sa chaleur ne sera pas nocive pour l’homme.

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°20 – Conseil tenu par les rats

Conseil tenu par les rats 

Un Chat, nommé Rodilardus

Faisait des Rats telle déconfiture
Que l’on n’en voyait presque plus,
Tant il en avait mis dedans la sépulture.

Le peu qu’il en restait, n’osant quitter son trou,

Ne trouvait à manger que le quart de son sou,
Et Rodilard passait, chez la gent misérable,
Non pour un Chat, mais pour un Diable.

Or un jour qu’au haut et au loin

Le galant alla chercher femme,
Pendant tout le sabbat qu’il fit avec sa Dame,
Le demeurant des Rats tint chapitre en un coin
Sur la nécessité présente.

Dès l’abord, leur Doyen, personne fort prudente,

Opina qu’il fallait, et plus tôt que plus tard,
Attacher un grelot au cou de Rodilard ;
Qu’ainsi, quand il irait en guerre,
De sa marche avertis, ils s’enfuiraient en terre ;
Qu’il n’y savait que ce moyen.

Chacun fut de l’avis de Monsieur le Doyen,

Chose ne leur parut à tous plus salutaire.
La difficulté fut d’attacher le grelot.
L’un dit : « Je n’y vas point, je ne suis pas si sot »;
L’autre : « Je ne saurais. »Si bien que sans rien faire
On se quitta. J’ai maints Chapitres vus,
Qui pour néant se sont ainsi tenus ;
Chapitres, non de Rats, mais Chapitres de Moines,
Voire chapitres de Chanoines.

Ne faut-il que délibérer,

La Cour en Conseillers foisonne ;
Est-il besoin d’exécuter,
L’on ne rencontre plus personne.

Jean de La Fontaine Livre II, 2

Le conseil tenu par les rats. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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Un spectacle : “le cercle de Whitechapel” au Lucernaire

Une soirée divertissante!

Bat, Le Rat et Pompona sont allés voir Le cercle de Whitechapel de Julien Lefebvre au Lucernaire et ont beaucoup aimé. Bat vous raconte.

Pour le lecteur de roman policier, il est toujours plaisant de voir  des personnages réels associés aux personnages de fiction au gré de vraies fausses histoires. Privilège de la littérature policière qui permet à chaque lecteur de voyager dans des univers qu’il n’a nullement envie de découvrir en vrai.
Réussir cet exploit au théâtre est plus délicat. Tel est le pari très réussi du Cercle de Whitechapel qui nous installe dans l’univers londonien de 1888, et plus particulièrement dans une “pièce” du quartier de Whitechapel où ont eu lieu les meurtres de prostituées perpétrés par un certain Jack l’éventreur. Arrivent l’un après l’autre dans cet endroit Arthur Conan Doyle, Bram Stoker et Bernard Shaw ainsi que Mary Lawson, tous invités par Sir Herbert Greville.

“Jack l’éventreur est aux yeux de tous une légende du mal, un mythe. mais il est aussi un concept, celui du “crime parfait” : cette pierre philosophale que tous les auteurs de roman policier, par l’intermédiaire de leur héros, n’ont eu de cesse, au fil du temps, de prouver son inexistence” nous explique le metteur en scène Jean-Laurent Silvi.

Certes, convenons-en: le thème de Jack l’éventreur a attiré le spectateur dans ce guet-apens. Mais il cède rapidement la place au plaisir de découvrir nos trois détectives. Et tout d’abord à Arthur Conan Doyle. Dans la pièce, Doyle apparaît comme un médecin un peu timoré, soucieux de partir au plus vite prendre son train pour rentrer chez lui à Southsea, invité par Sir Greville car il vient d’écrire Une étude en rouge mettant en scène un détective aux méthodes nouvelles fondées sur l’observation, la déduction et la réflexion, Sherlock Holmes. Vrai ou faux?

Second sur la liste Bram Stoker. Dans la pièce, le père de Dracula, administrateur d’un théâtre, est surtout amateur d’occultisme, de personnages fantasques et de soirées insolites. Vrai ou faux? Troisième sur la liste Bernard Shaw. Dans la pièce, le célèbre journaliste est un dandy odieux, jaloux de Doyle et tout à fait imbu de sa personne. Vrai ou faux? Evidemment quand apparaît Mary Lawson, docteur en médecine, se pose la question du vrai faux personnage?

Tout ceci a bien entendu beaucoup amusé Pompona qui n’a pas pu s’empêcher de relever que Bram Stoker a écrit Dracula en 1897 et que nous ne sommes qu’en 1888.

Mais ce n’est bien sûr pas le seul intérêt de la pièce. Les comédiens sont formidables et portent la pièce avec une énergie communicative qui entraîne la salle dans la bonne humeur, voire l’hilarité. Mentions spéciales à Ludovic Laroche et à Jérôme Paquatte pour leur interprétation de Doyle et Stoker, mais je reconnais volontiers un parti pris pour ces personnages!

Reste enfin l’intrigue de cette comédie policière… dont il n’est pas possible de parler. Le Rat a adoré, mais il ne vous en dira rien. Il fait maintenant partie du “Cercle de Whitechapel”, cette communauté de spectateurs qui connaît la fin, mais n’en livrera pas le secret.

Allez la découvrir au Lucernaire jusqu’au 14 avril.

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°19 – Le vieux chat et la jeune souris

Le vieux chat et la jeune souris

Le vieux chat et la jeune souris. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

Une jeune Souris, de peu d’expérience,

Crut fléchir un vieux Chat, implorant sa clémence,
Et payant de raisons le Raminagrobis :
« Laissez-moi vivre : une souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis ?

Affamerais-je, à votre avis,

L’hôte et l’hôtesse, et tout leur monde ?
D’un grain de blé je me nourris :
Une noix me rend toute ronde.
À présent je suis maigre ; attendez quelque temps :
Réservez ce repas à messieurs vos enfants. »

Ainsi parlait au Chat la Souris attrapée.

L’autre lui dit : « Tu t’es trompée :
Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours ?
Tu gagnerais autant de parler à des sourds.
Chat, et vieux, pardonner ? cela n’arrive guères.
Selon ces lois, descends là-bas,
Meurs, et va-t’en, tout de ce pas,
Haranguer les soeurs filandières* :
Mes enfants trouveront assez d’autres repas. »

Il tint parole. Et pour ma fable

Voici le sens moral qui peut y convenir :
La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir :
La vieillesse est impitoyable.
 

Jean de La Fontaine, Fables, Livre XII, 5

 
* Les soeurs filandières : les Parques. Dans la mythologie romaine, les trois déesses Clotho, Lachésis, Atropos président à la destinée des hommes en filant, en dévidant et en coupant le fil de la vie.

Source : La Fontaine, Œuvres complètes, L’Intégrale/Seuil, 1965