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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°65 – L’âne et le petit Chien

L’Ane et le petit Chien

Ne forçons point notre talent,

Nous ne ferions rien avec grâce :
Jamais un lourdaud, quoi qu’il fasse,
Ne saurait passer pour galant.
Peu de gens, que le Ciel chérit et gratifie,
Ont le don d’agréer infus avec la vie.
C’est un point qu’il leur faut laisser,
Et ne pas ressembler à l’Ane de la Fable,
Qui pour se rendre plus aimable
Et plus cher à son maître, alla le caresser.

“Comment ? disait-il en son âme,

Ce Chien, parce qu’il est mignon,
Vivra de pair à compagnon
Avec Monsieur, avec Madame ;
Et j’aurai des coups de bâton ?
Que fait-il ? il donne la patte ;
Puis aussitôt il est baisé :
S’il en faut faire autant afin que l’on me flatte,
Cela n’est pas bien malaisé. ”

Dans cette admirable pensée,

Voyant son Maître en joie, il s’en vient lourdement,
Lève une corne toute usée,
La lui porte au menton fort amoureusement,
Non sans accompagner, pour plus grand ornement,
De son chant gracieux cette action hardie.
“Oh ! oh ! quelle caresse ! et quelle mélodie !
Dit le Maître aussitôt. Holà, Martin bâton! ”
Martin bâton accourt ; l’Ane change de ton.
Ainsi finit la comédie.

Jean de La Fontaine Livre IV, fable 5

L’ane et le petit chien. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°61 – Tribut envoyé par les animaux à Alexandre

Tribut envoyé par les animaux à Alexandre

Une fable avait cours parmi l’Antiquité,

Et la raison ne m’en est pas connue.
Que le lecteur en tire une moralité :
Voici la fable toute nue.

La Renommée ayant dit en cent lieux

Qu’un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux,
Commandait que sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s’allât rendre,
Quadrupèdes, Humains, Éléphants, Vermisseaux,
Les Républiques des oiseaux ;
La déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant mis partout la terreur
En publiant l’édit du nouvel Empereur,
Les animaux, et toute espèce lige
De son seul appétit, crurent que cette fois
Il fallait subir d’autres lois.

On s’assemble au désert. Tous quittent leur tanière.

Après divers avis, on résout, on conclut
D’envoyer hommage et tribut.
Pour l’hommage et pour la manière,
Le singe en fut chargé : l’on lui mit par écrit
Ce que l’on voulait qui fût dit.
Le seul tribut les tint en peine.
Car que donner ? il fallait de l’argent.
On en prit d’un prince obligeant,
Qui possédant dans son domaine
Des mines d’or fournit ce qu’on voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le Mulet et l’Ane s’offrirent,
Assistés du Cheval ainsi que du Chameau.

Tous quatre en chemin ils se mirent,

Avec le Singe, Ambassadeur nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur le Lion. Cela ne leur plut point.
Nous nous rencontrons tout à point,
Dit-il, et nous voici compagnons de voyage.
J’allais offrir mon fait à part ;
Mais bien qu’il soit léger, tout fardeau m’embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce
Que d’en porter chacun un quart.

Ce ne vous sera pas une charge trop grande ;

Et j’en serai plus libre, et bien plus en état,
En cas que les voleurs attaquent notre bande,
Et que l’on en vienne au combat.
Econduire un lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et, malgré le héros de Jupiter issu,
Faisant chère et vivant sur la bourse publique.

Ils arrivèrent dans un pré

Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré,
Où maint mouton cherchait sa vie :
Séjour du frais, véritable patrie
Des Zéphirs. Le lion n’y fut pas, qu’à ces Gens
Il se plaignit d’être malade.
Continuez votre ambassade,
Dit-il ; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et veux ici chercher quelque herbe salutaire.
Pour vous, ne perdez point de temps :
Rendez-moi mon argent ; j’en puis avoir affaire.

On déballe ; et d’abord le lion s’écria

D’un ton qui témoignait sa joie :
Que de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie
Ont produites ! Voyez : la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères.
Le croît m’en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou bien s’il ne prît tout, il n’en demeura guères.
Le Singe et les Sommiers confus,
Sans oser répliquer en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu’ils se plaignirent,
Et n’en eurent point de raison.

Qu’eût-il fait ? C’eût été lion contre lion ;

Et le proverbe dit : Corsaires à Corsaires,
L’un l’autre s’attaquant, ne font pas leurs affaires.

Jean de La Fontaine Livre IV, fable 12

Tribut envoyé par les animaux à Alexandre

Tribut envoyé par les animaux à Alexandre. J.-B. Oudry. Source : gallica.bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°58 – Le Lion, le Singe et les deux Anes

Le Lion, le Singe et les deux Anes

Le Lion, pour bien gouverner,

Voulant apprendre la morale,
Se fit, un beau jour, amener
Le Singe, maître ès arts chez la gent animale.
La première leçon que donna le régent
Fut celle-ci : « Grand Roi, pour régner sagement,
Il faut que tout prince préfère
Le zèle de l’État à certain mouvement
Qu’on appelle communément
Amour propre ; car c’est le père,
C’est l’auteur de tous les défauts
Que l’on remarque aux animaux.

Vouloir que de tout point ce sentiment vous quitte,

Ce n’est pas chose si petite
Qu’on en vienne à bout en un jour :
C’est beaucoup de pouvoir modérer cet amour.
Par là votre personnage auguste
N’admettra jamais rien en soi
De ridicule ni d’injuste
– Donne-moi, repartit le Roi,
Des exemples de l’un et l’autre.

– Toute espèce, dit le docteur,

Et je commence par la nôtre,
Toute profession s’estime dans son coeur,
Traite les autres d’ignorantes,
Les qualifie impertinentes,
Et semblables discours qui ne nous coûtent rien.
L’amour-propre, au rebours, fait qu’au degré suprême
On porte ses pareils ; car c’est un bon moyen
De s’élever aussi soi-même.

De tout ce que dessus j’argumente très bien

Qu’ici-bas maint talent n’est que pure grimace,
Cabale, et certain art de se faire valoir,
Mieux su des ignorants que des gens de savoir.
L’autre jour, suivant à la trace
Deux Ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir
Se louaient tour à tour, comme c’est la manière,
J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère :
« Seigneur, trouvez-vous pas bien injuste et bien sot
L’homme, cet animal si parfait ? Il profane
Notre auguste nom, traitant d’âne
Quiconque est ignorant, d’esprit lourd, idiot.

Il abuse encore d’un mot,

Et traite notre rire et nos discours de braire.
Les humains sont plaisants de prétendre exceller
Par-dessus nous ; non, non ; c’est à vous de parler,
À leurs orateurs de se taire :
Voilà les vrais braillards. Mais laissons là ces gens :
Vous m’entendez, je vous entends ;
Il suffit. Et quant aux merveilles
Dont votre divin chant vient frapper les oreilles,
Philomèle est, au prix, novice dans cet art :
Vous surpassez Lambert. » L’autre baudet repart :
Seigneur, j’admire en vous des qualités pareilles. »

Ces Ânes, non contents de s’être ainsi grattés,

S’en allèrent dans les cités
L’un l’autre se prôner : chacun d’eux croyait faire,
En prisant ses pareils, une fort bonne affaire,
Prétendant que l’honneur en reviendrait sur lui.
J’en connais beaucoup aujourd’hui,
Non parmi les baudets, mais parmi les puissances
Que le Ciel voulut mettre en de plus hauts degrés,
Qui changeraient entre eux les simples excellences,
S’ils osaient, en des majestés.

J’en dis peut-être plus qu’il ne faut, et suppose

Que Votre Majesté gardera le secret.
Elle avait souhaité d’apprendre quelque trait
Qui lui fit voir, entre autre chose,
L’amour-propre donnant du ridicule aux gens.
L’injuste aura son tour : il y faut plus de temps. »
Ainsi parla ce Singe. On ne m’a pas su dire
S’il traita l’autre point, car il est délicat ;
Et notre maître ès arts, qui n’était pas un fat,
Regardait ce Lion comme un terrible Sire.

Jean de La Fontaine Livre XI, fable 5

Le lion le singe et les deux ânes. G. Doré Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°50 – Le Lion et l’Ane chassant

Le Lion et l’Âne chassant

Le roi des animaux se mit un jour en tête

De giboyer. Il célébrait sa fête.
Le gibier du Lion, ce ne sont pas moineaux,
Mais beaux et bons Sangliers, Daims et Cerfs bons et beaux.
Pour réussir dans cette affaire,
Il se servit du ministère
De l’Ane à la voix de Stentor.
L’Ane à Messer Lion fit office de Cor.

Le Lion le posta, le couvrit de ramée,

Lui commanda de braire, assuré qu’à ce son
Les moins intimidés fuiraient de leur maison.
Leur troupe n’était pas encore accoutumée
A la tempête de sa voix ;
L’air en retentissait d’un bruit épouvantable ;
La frayeur saisissait les hôtes de ces bois.
Tous fuyaient, tous tombaient au piège inévitable
Où les attendait le Lion.

N’ai-je pas bien servi dans cette occasion ?

Dit l’Ane, en se donnant tout l’honneur de la chasse.
– Oui, reprit le Lion, c’est bravement crié :
Si je connaissais ta personne et ta race,
J’en serais moi-même effrayé.
L’Ane, s’il eût osé, se fût mis en colère,
Encor qu’on le raillât avec juste raison :
Car qui pourrait souffrir un Ane fanfaron ?
Ce n’est pas là leur caractère.

Jean de La Fontaine Livre II, fable 19

Le lion et l’âne chassant. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF