Le cheval et l’âne
Si ton voisin vient à mourir.
C’est sur toi que le fardeau tombe.
Celui-ci ne portant que son simple harnois,
Et le pauvre baudet si chargé qu’il succombe.
Il pria le cheval de l’aider quelque peu;
Autrement il mourrait devant qu’être à la ville.
“La prière, dit-il, n’en est pas incivile:
Moitié de ce fardeau ne vous sera que jeu.”
Tant qu’il vit sous le faix mourir son camarade,
Et reconnut qu’il avait tort.
Du baudet, en cette aventure,
On lui fit porter la voiture,
Et la peau par-dessus encor.
Jean de La Fontaine Livre VI, fable 16
“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°110 – Le cheval s’étant voulu venger du cerf
Le cheval s’étant voulu venger du cerf
Lorsque le genre humain de gland se contentait,
Âne, cheval, et mule aux forêts habitaient;
Et l’on ne voyait point, comme au siècle où nous sommes,
Tant de selles et tant de bâts,
Tant de harnais pour les combats,
Tant de chaises, tant de carrosses;
Comme aussi ne voyait-on pas
Tant de festins et tant de noces.
Avec un cerf plein de vitesse:
Et ne pouvant l’attraper en courant,
Il eut recours à l’homme, implora son adresse.
L’homme lui mit un frein, lui sauta sur le dos,
Ne lui donna point de repos
Que le cerf ne fût pris et n’y laissât la vie.
Et cela fait, le cheval remercie
L’homme son bienfaiteur, disant : “Je suis à vous,
Adieu. Je m’en retourne en mon séjour sauvage.
– Non pas cela, dit l’homme, il fait meilleur chez nous;
Je vois trop quel est votre usage.
Demeurez donc, vous serez bien traité,
Et jusqu’au entre en la litière.”
Quand on n’a pas la liberté?
Le cheval s”perçut qu’il avait fait folie;
Mais il n’était plus temps: déjà son écurie
Était prête et toute bâtie.
Il y mourut en traînant son lien.
Sage s’il eût remis une légère offense.
Quel que soit le plaisir que cause la vengeance,
C’est l’acheter trop cheer, que l’acheter d’un bien
Sans qui les autres ne sont rien.
Jean de La Fontaine Livre IV, fable 13
“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°70 – Les deux Chiens et l’Âne mort
Les deux Chiens et l’Âne mort
Ainsi que les vices sont frères.
Dès que l’un de ceux-ci s’empare de nos coeurs,
Tous viennent à la file ; il ne s’en manque guères :
J’entends de ceux qui, n’étant pas contraires,
Peuvent loger sous même toit.
À l’égard des vertus, rarement on les voit
Toutes en un sujet éminemment placées
Se tenir par la main sans être dispersées.
Parmi les animaux, le Chien se pique d’être
Soigneux et fidèle à son maître ;
Mais il est sot, il est gourmand :
Témoin ces deux mâtins qui, dans l’éloignement,
Virent un Âne mort qui flottait sur les ondes.
Le vent de plus en plus l’éloignait de nos Chiens.
Porte un peu tes regards sur ces plaines profondes ;
J’y crois voir quelque chose. Est-ce un boeuf, un cheval ?
– Eh ! qu’importe quel animal ?Dit l’un de ces mâtins ; voilà toujours curée.
Le point est de l’avoir ; car le trajet est grand ;
Et de plus il nous faut nager contre le vent.
En viendra bien à bout : ce corps demeurera
Bientôt à sec, et ce sera
Provision pour la semaine. »
Voilà mes Chiens à boire ; ils perdirent l’haleine,
Et puis la vie ; ils firent tant
Qu’on les vit crever à l’instant.
L’homme est ainsi bâti : quand un sujet l’enflamme,
L’impossibilité disparaît à son âme.
S’outrant pour acquérir des biens ou de la gloire !
Si j’arrondissais mes états !
Si je pouvais remplir mes coffres de ducats !
Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire !
Tout cela, c’est la mer à boire ;
Mais rien à l’homme ne suffit.
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudrait quatre corps ; encore, loin d’y suffire,
À mi-chemin je crois que tous demeureraient :
Quatre Mathusalems bout à bout ne pourraient
Mettre à fin ce qu’un seul désire.
Jean de La Fontaine Livre VIII, fable 25
“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°61 – Tribut envoyé par les animaux à Alexandre
Tribut envoyé par les animaux à Alexandre
Et la raison ne m’en est pas connue.
Que le lecteur en tire une moralité :
Voici la fable toute nue.
Qu’un fils de Jupiter, un certain Alexandre,
Ne voulant rien laisser de libre sous les cieux,
Commandait que sans plus attendre,
Tout peuple à ses pieds s’allât rendre,
Quadrupèdes, Humains, Éléphants, Vermisseaux,
Les Républiques des oiseaux ;
La déesse aux cent bouches, dis-je,
Ayant mis partout la terreur
En publiant l’édit du nouvel Empereur,
Les animaux, et toute espèce lige
De son seul appétit, crurent que cette fois
Il fallait subir d’autres lois.
Après divers avis, on résout, on conclut
D’envoyer hommage et tribut.
Pour l’hommage et pour la manière,
Le singe en fut chargé : l’on lui mit par écrit
Ce que l’on voulait qui fût dit.
Le seul tribut les tint en peine.
Car que donner ? il fallait de l’argent.
On en prit d’un prince obligeant,
Qui possédant dans son domaine
Des mines d’or fournit ce qu’on voulut.
Comme il fut question de porter ce tribut,
Le Mulet et l’Ane s’offrirent,
Assistés du Cheval ainsi que du Chameau.
Avec le Singe, Ambassadeur nouveau.
La caravane enfin rencontre en un passage
Monseigneur le Lion. Cela ne leur plut point.
Nous nous rencontrons tout à point,
Dit-il, et nous voici compagnons de voyage.
J’allais offrir mon fait à part ;
Mais bien qu’il soit léger, tout fardeau m’embarrasse.
Obligez-moi de me faire la grâce
Que d’en porter chacun un quart.
Et j’en serai plus libre, et bien plus en état,
En cas que les voleurs attaquent notre bande,
Et que l’on en vienne au combat.
Econduire un lion rarement se pratique.
Le voilà donc admis, soulagé, bien reçu,
Et, malgré le héros de Jupiter issu,
Faisant chère et vivant sur la bourse publique.
Tout bordé de ruisseaux, de fleurs tout diapré,
Où maint mouton cherchait sa vie :
Séjour du frais, véritable patrie
Des Zéphirs. Le lion n’y fut pas, qu’à ces Gens
Il se plaignit d’être malade.
Continuez votre ambassade,
Dit-il ; je sens un feu qui me brûle au dedans,
Et veux ici chercher quelque herbe salutaire.
Pour vous, ne perdez point de temps :
Rendez-moi mon argent ; j’en puis avoir affaire.
D’un ton qui témoignait sa joie :
Que de filles, ô Dieux, mes pièces de monnoie
Ont produites ! Voyez : la plupart sont déjà
Aussi grandes que leurs mères.
Le croît m’en appartient. Il prit tout là-dessus ;
Ou bien s’il ne prît tout, il n’en demeura guères.
Le Singe et les Sommiers confus,
Sans oser répliquer en chemin se remirent.
Au fils de Jupiter on dit qu’ils se plaignirent,
Et n’en eurent point de raison.
Et le proverbe dit : Corsaires à Corsaires,
L’un l’autre s’attaquant, ne font pas leurs affaires.
Jean de La Fontaine Livre IV, fable 12
“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°40 – Le Renard, le Loup et le Cheval
Le Renard, le Loup et le Cheval
Vit le premier cheval qu’il eût vu de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice : « Accourez,
Un animal paît dans nos prés,
Beau, grand ; j’en ai la vue encore toute ravie.
– Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant :
Fais-moi son portrait, je te prie.
– Si j’étais quelque peintre ou quelque étudiant,
Repartit le Renard, j’avancerais la joie
Que vous aurez en le voyant.
Que la Fortune nous envoie. »
Ils vont ; et le Cheval, qu’à l’herbe on avait mis,
Assez peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d’enfiler la venelle.
« Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendraient volontiers comment on vous appelle. »
Le Cheval, qui n’était dépourvu de cervelle,
Leur dit : « Lisez mon nom, vous le pouvez, messieurs :
Mon cordonnier l’a mis autour de ma semelle. »
« Mes parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire ;
Ils sont pauvres ; et n’ont qu’un trou pour tout avoir ;
Ceux du Loup, gros messieurs, l’ont fait apprendre à lire
Le Loup, par ce discours flatté,
S’approcha. Mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le Cheval lui desserre
Un coup ; et haut le pied. Voilà mon Loup par terre
Mal en point, sanglant, et gâté.
Ce que m’ont dit des gens d’esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout inconnu le Sage se méfie. »
Jean de La Fontaine Livre XII, fable 17
“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°38 – Le Cheval et le Loup
Le Cheval et le Loup
Quel les tièdes zéphyrs ont l’herbe rajeunie,
Et que les animaux quittent tous la maisons
Pour s’en aller chercher leur vie,
Un loup, dis-je, au sortir des rigueurs de l’hiver,
Aperçut un cheval qu’on avait mis au vert.
Je laisse à penser quelle joie.
« Bonne chasse, dit-il, qui l’aurait à son croc !
Eh ! que n’es-tu mouton ! car tu me serais hoc,
Au lieu qu’il faut ruser pour avoir cette proie.
Se dit écolier d’Hippocrate ;
Qu’il connaît les vertus et les propriétés
De tous les simples de ces prés ;
Qu’il sait guérir, sans qu’il se flatte,
Toutes sortes de maux. Si dom Coursier voulait
Ne point celer sa maladie,
Lui loup gratis le guérirait ;
Car le voir en cette prairie
Paître ainsi, sans être lié,
Témoignait quelque mal, selon la médecine.
Une apostume sous le pied.
– Mon fils, dit le docteur, il n’est point de partie
Susceptible de tant de maux.
J’ai l’honneur de servir nos seigneurs les Chevaux,
Et fais aussi la chirurgies. »
Mon galant ne songeait qu’à bien prendre son temps,
Afin de happer son malade.
L’autre, qui s’en doutait, lui lâche une ruade,
Qui vous lui met en marmelade
Les mandibules et les dents.
Chacun à son métier doit toujours s’attacher.
Tu veux faire ici l’arboriste,
Et ne fus jamais que boucher. »