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La Gazette de Soracha n°1 : hommage à Notre-Dame de Paris. – Louise Bertin

Hommage à Notre-Dame de Paris.-
Un opéra : La Esmeralda de Louise Bertin.

Louise Bertin

Louise Bertin

Résumé. – Née le 15 février 1805 et décédée le 26 avril 1877, Louise Bertin, est une compositrice trop méconnue du XIXe siècle, créatrice de plusieurs opéras: Le loup garou, Guy Mannering, Fausto et surtout La Esmeralda, initialement intitulé Notre-Dame de Paris, inspiré du roman de Victor Hugo et dont le livret a été composé par l’écrivain lui-même. Chanté par la grande soprano Cornélie Falcon, les ténors Alfred Nourrit et Eugène Massol ainsi que la basse Nicholas Prosper Levasseur, l’opéra, joué à l’Académie musicale royale, n’a tenu que 6 représentations entre le 16 novembre et le 16 décembre 1836. La misogynie du public de l’époque, le refus de certains de voir Victor Hugo en simple librettiste et la possibilité offerte à certains d’atteindre le puissant Bertin, patron du Journal des Débats, par l’intermédiaire de sa fille Louise, ont contribué à faire disparaître rapidement cet opéra de la scène, opéra qui se révèle pourtant aujourd’hui très moderne et mérite d’être redécouvert.

 

Louis François Bertin Ingres

Portrait de Louis-François Bertin – Ingres

Famille.- Louise Bertin est née le 15 février 1805 dans un milieu cultivé. Son père Louis-François Bertin et son oncle dit Bertin de Vaux dirigent Le Journal des Débats ; sa mère Geneviève Boutard est pianiste. Ses parents tiennent salon dans leur château des Roches à Bièvres dans l’Essonne où ils reçoivent Victor Hugo, Chateaubriand, Rossini, Meyerbeer et Berlioz ainsi qu’Ingres et Delacroix. A la mort de Louis-François en 1841, les deux fils, Edouard et Armand, prennent la direction du journal. Edouard devient inspecteur des Beaux-Arts tandis qu’Armand est membre de la Commission de l’Opéra.

Influente sous la Monarchie de Juillet, la famille est très soudée autour de Louise, handicapée à la suite d’une poliomyélite dans son enfance. Dotée d’une jolie voix de contralto, la jeune femme apprend la composition avec François-Joseph Fétis et le contrepoint et la fugue avec Anton Reicha. Elle veut devenir compositrice, comme le rappelle Fétis dans ses Mémoires :

« Elle brulait du désir d’écrire un opéra ; mais il n’entrait pas dans sa tournure d’esprit de commencer pour cela par apprendre l’harmonie ni le contrepoint ; il dut lui enseigner à écrire des airs, des morceaux d’ensemble et des ouvertures comme on lui avait montré à faire des tableaux […]. Mlle Bertin écrivait ses idées, qui, insensiblement, prenaient la forme du morceau qu’elle voulait faire ; l’harmonie se régularisait de la même manière, et l’instrumentation, d’abord essayé d’instinct et remplie de formes insolites, finissait par rendre la pensée du jeune compositeur. » (Fétis, t. I, p. 414).

Création musicale.- Mais la création musicale est une activité essentiellement masculine, tant elle est considérée au XIXe siècle comme incompatible avec la « nature féminine ». Dans la classe bourgeoise en effet, la femme est cantonnée à un rôle d’épouse et de mère, chargée de s’occuper de ses enfants et de les éduquer. Seules les cantatrices – domaine où les femmes sont irremplaçables – et les hôtesses de salons musicaux sont acceptées, les premières sur la scène, les secondes dans un cadre domestique en leur qualité de maîtresse de maison. L’éducation musicale qui est donnée aux jeunes filles de la bourgeoisie est essentielle, mais limitée ; la plupart des instruments – exception faite du piano – leur sont interdits. Il faut ainsi attendre 1861 pour qu’une femme soit lauréate d’une classe d’écriture musicale au Conservatoire de Paris.

Les compositrices au XIXe siècle vont donc être issues de milieux artistiques ou de familles de l’aristocratie et de la bourgeoisie intellectuelle, le plus souvent d’origine parisienne, qui vont pouvoir leur donner une éducation musicale poussée. Tel est le cas de Louise Bertin qui, soutenue et encouragée par toute sa famille, et grâce au puissant réseau de relations familiales, va pouvoir écrire des opéras et les faire jouer sur les scènes lyriques parisiennes.

Victor Hugo 1832

Victor Hugo – Léon Noël (1832)

Début de la collaboration.- C’est en 1831 que Louise Bertin demande à Victor Hugo de tirer un livret d’opéra de son roman Notre-Dame de Paris. La compositrice a déjà écrit deux opéras comiques – Le loup-garou et Guy Mannering – et vient de composer Fausto, sur un livret qu’elle a écrit d’après Goethe, donné pour trois représentations seulement au Théâtre-Italien. Et alors que Victor Hugo a refusé cette même demande formulée par Rossini et Meyerbeer, il accepte pour son amie.

Une amitié profonde lie la compositrice et l’écrivain, comme en témoigne cette lettre écrite par le poète quand il apprend la noyade de sa fille Léopoldine :

« Chère Mademoiselle Louise,
Je souffre, j’ai le cœur brisé ; vous le voyez, c’est mon tour. J’ai besoin de vous écrire, vous qui l’aimiez comme une autre mère. Elle vous aimait bien aussi, vous le savez. […]
Pardonnez-moi, je vous écris dans le désespoir. Mais cela me soulage. Vous êtes si bonne, vous avez l’âme si haute, vous me comprendrez, n’est-ce pas ? Moi, je vous aime du fond du cœur, et quand je souffre je vais à vous. »

Après la suspension des représentations du Roi s’amuse en 1832, Hugo propose à Louise Bertin de renoncer au projet et obtient cette réponse :

« Monsieur, j’ai beaucoup souffert depuis 8 jours, mais comment avez-vous pu croire un seul instant que je renoncerais à Notre-Dame de Paris pour quoi que ce soit au monde. J’ai de l’amour-propre, Monsieur, et j’aime mieux tomber avec le premier, que réussir avec un autre. Si vous avez jamais remarqué en moi quelques hésitations, vous savez bien qu’il faut les attribuer au sentiment que j’éprouve à vous voir vous occuper d’un travail si au-dessous de votre génie. Comment, moi qui n’admire que vous au monde, pourrais-je refuser l’honneur de mettre mon nom à côté du votre ? ».

Hugo librettiste.- Victor Hugo a dû simplifier l’histoire aux besoins de l’opéra et adapter son style à la musique composée par Louise Bertin au fur et à mesure de l’avancée du livret. De son côté, Louise tente de s’adapter au rythme du vers de Victor Hugo, tout en avouant qu’elle n’y parvient guère :

« J’ai reçu Notre-Dame de Paris. Je remercie ton papa pour ce qui est imprimé, et pour ce qui est écrit. J’ai le cœur le plus navré que jamais des outrages que je fais subir à ce bel ouvrage. Je voudrais que le public, au lieu de mes duos et de mes trios se fit lire l’admirable chapitre sur l’architecture. Comment rendre en musique Claude et Quasimodo traversant silencieusement les rues de Paris ? seuls au milieu de tous, ces deux exceptions presque aussi malheureuses l’une que l’autre ? C’est impossible. Il faut donc renoncer à cela, ôter l’alchimie à Frollo, une bosse ou deux à Quasimodo. C’est un massacre ! et j’en suis complice ! » (Lettre à Léopoldine Hugo).

L’Opéra.- Le titre Notre-Dame de Paris est cependant abandonné au profit de La Esmeralda. La censure a refusé de voir sur scène un prêtre amoureux et assassin ; le mot « prêtre » a été supprimé et transformé en magistrat ! La Esmeralda est donnée à l’Académie royale de Musique – l’opéra Garnier a, rappelons-le, été créé en 1869  -. Composé par une femme – fait extraordinaire repris par tous les journaux de l’époque – et écrit par le grand poète, l’opéra attise la curiosité et attire la foule.

« Une jeune femme écrivant un grand opéra, et de la même main qui pourrait filer une quenouille ou broder curieusement un mouchoir, une écharpe, construisant l’édifice colossal d’une partition ; gouvernant à sa fantaisie toutes les puissances sonores d’un théâtre lyrique, pour combiner les effets d’orchestre avec les résultats des voix récitantes et chorales ; assaisonnant les douces tenues des flûtes, des bassons, des clarinettes, avec les accords heurtés des trombones, le pizzicato des contrebasses, le tremolo des violes, les trilles des violons, c’est prodigieux, cela ne s’est jamais vu ! Ce théâtre, où les musiciens les plus habiles n’arrivent qu’après des triomphes obtenus en d’autres lieux, n’avait point encore ouvert ses portes à des musiciennes. Voilà ce que disaient bon nombre d’habitués de l’Opéra le soir de la représentation de La Esmeralda. Ces amateurs ne craignaient pas de manifester avec franchise un étonnement qui ne faisait point honneur à leur érudition. Une demoiselle écrire un grand opéra ! Pourquoi pas ? Mme Gail, Mlle Loïsa Puget, n’ont-elles pas composé des opéras-comiques ? Une jeune femme tracer des marches d’harmonie, ajuster des groupes d’instruments de cuivre, et faire manœuvre la grosse artillerie de l’orchestre ! pourquoi pas ? » (Castil-Blaze)

Succès.- La première a lieu le 16 novembre chanté par les grands interprètes de l’époque : dans le rôle d’Esmeralda, la soprano Cornélie Falcon (1814-1897) ; dans le rôle de Phoebus, le ténor Alfred Nourrit (1802-1839) ; dans le rôle de Quasimodo, le ténor Eugène Massol (1802-1887) ; dans le rôle de Frollo, la basse Nicholas Prosper Levasseur (1791-1871).

« Le succès du nouvel opéra a dépassé toutes nos espérances : non seulement, il a été applaudi, mais encore il a été écouté avec une émotion toujours croissante. Mes éloges ont attendu, et Dieu sait cependant si cette attente m’a coûté, que des juges plus impartiaux se fussent rangés du côté de l’œuvre nouvelle. Mais aujourd’hui que l’opinion publique semble adopter La Esmeralda, aujourd’hui que la presse entière n’a qu’une voix pour proclamer l’incontestable mérite de cet ouvrage, après une seconde épreuve plus difficile peut-être, mais non moins éclatante, non moins heureuse et non moins décisive que la première, il me semble que moi-même, malgré toutes mes préventions favorables et si légitimes, j’ai bien le droit de parler de l’opéra de Mlle Bertin. » (Jules Janin, Journal des Débats, 17 novembre 1836).

« L’air de Quasimodo, le chant du sonneur qui se réjouit en entendant les cloches, est un tableau musical achevé ; les images pittoresques de l’orchestre, le rythme original et plein de franchise de l’accompagnement, la belle voix de Massol dominant cet ensemble, attaqué de part d’autre avec toute la verve que Mlle Bertin a su lui imprimer, ont excité des transports d’enthousiasme. Un tonnerre d’applaudissements a signalé la dernière cadence du chanteur, il n’a cessé de gronder que pour laisser le cham libre aux réclamations les plus flatteuses et les plus unanimes. Bis ! Bis ! s’est-on écrié de toutes parts ; Massol a répété son air avec un nouveau succès, et ce bis est maintenant de tradition ; l’air de Quasimodo fait fortune à l’Opéra, il va bientôt paraître au concert ; il deviendra populaire. » (Castil-Blaze)

Échec.- La dernière a lieu le 16 décembre 1836, six représentations plus tard. L’opéra est un scandale retentissant, une sorte de « bataille d’Hernani de l’opéra » (L. Régnier et A. Laster).

« Je ne crois pas que depuis Gluck et Piccini, à cette heureuse époque où l’on avait le temps de se haïr et de se battre au nom de la musique, jamais opéra ait soulevé plus de haines et de sympathie, ait rencontré plus de soutiens et aussi plus d’opposants, que l’opéra de Mlle Bertin.
Cette fois toutes les traditions de l’Opéra sont changées. Ordinairement, pour l’Opéra comme tout ce qui est théâtre à Paris, c’est la première représentation qui décide du succès ou de la chute d’un ouvrage. » (Jules Janin, Journal des Débats, 21 novembre 1836).

« Cette pièce trop applaudie et trop sifflée a fait sortir le public de l’opéra de ses convenances accoutumées » (Le Figaro, 23 novembre 1836).

« Toutes nos craintes ont été dépassées ; mais, ô ciel ! qui pouvait prévoir tant de fureurs ? Nous savions bien quelles haines terribles et cachées devaient accueillir ce bel ouvrage ; mais pourtant il nous était impossible de prévoir que cette haine impitoyable imposerait silence à toute une assemblée qui écoutait et qui applaudissait en toute conscience ; les mélodies charmantes et originales auraient trouvé grâce, à coup sûr, devant les spectateurs les plus prévenus, s’il se fût agi seulement d’un lauréat de l’Institut ou de tout autre artiste inconnue. […] Mais cette fois encore, à leur grand chagrin, ils ont trouvé une salle remplie jusques aux combles, une foule attentive ; on écoutait, on applaudissait ; pendant trois actes cette imperceptible et envieuse minorité a été forcée au silence par l’attitude sérieuse et bienveillante de l’auditoire. Encore un instant, et l’opéra était sauvé. D’habiles et utiles coupures avaient été faites dans les cérémonies du dernier acte, tout était dit, quand soudain de furibondes clameurs s’élèvent de diverses parties de la salle des cris : A bas la toile ! se font entendre. Les spectateurs étonnés regardent de tous côtés d’où viennent ces cris furieux ; mais aujourd’hui le vrai public a si fort oublié tous ses droits, qu’il ne sait ni siffler, ni applaudir. Bref la fureur augmente, les acteurs se troublent ; Mlle Falcon s’enfuit, la toile tombe avec tant de précipitations, qu’on eût dit qu’elle obéissait à ces ignobles hurlements. Et voilà comment cette dernière victoire a été arrachée à La Esmeralda au milieu d’une salle remplie jusqu’aux combles, avec une recette de huit mille cinq cents francs, en présence des mêmes spectateurs qui avaient applaudi ces trois actes, et qui restaient étonnés et confondus de l’insolent démenti qui leur était donné !
Je ne sais pas encore quel sera le résultat de cette soirée. La Esmeralda voudra-t-elle encore en venir aux mains avec des ennemis si acharnés et si lâches ? Mlle Falcon voudra-t-elle se souvenir que Mlle Mars, cet illustre et inimitable modèle, à peu près dans les mêmes circonstances et en butte aux mêmes clameurs, forte de l’assentiment public, de sa propre conscience et de son dévouement à l’œuvre insultée, a tenu tête vingt fois de suite à un parterre déchaîné, et l’a enfin réduit au silence et à l’admiration, à force d’énergie, de talent et de volonté ? Voilà ce que j’ignore encore. Mais ce que je sais très bien ; c’est qu’il n’y eut jamais, dans nos annales dramatiques, de fureur pareille à celles qui poursuivent La Esmeralda. C’est que les passions politiques les plus acharnées et les plus violentes devraient être honteuses de s’être ainsi attaquées à une œuvre si originale. » (Jules Janin, Journal des Débats, 19 décembre 1836).

Critique déchaînée.- Entre la première et la dernière représentation, la critique s’est déchaînée. Principalement misogyne d’abord. En voici un exemple particulièrement représentatif avec Henry Blaze de Bury dans la Revue des deux mondes :

« […] le talent de Mlle Louise Bertin, malgré son apparente virilité, est plutôt suave que fort, plutôt mélancolique et tendre que véhément et passionné. Je ne crois pas à cette teinte sombre qu’elle exagère délibérément et comme à plaisir ; là n’est point sa véritable inspiration. Étrange ambition, qui préoccupe les cerveaux les mieux faits. On n’a de cesse qu’on n’ait dépouillé son sexe ou renié sa nature. Un beau jour, celles qui doivent tout à leur souffrance aimable, à leur résignation, à leur foi sincère et catholique, se prennent de bel amour pour la force et la protestation, et, dépouillant cette mélancolie sereine et douce qui va si bien à la pâleur de leur visage, revêtent on ne sait quel semblant de dogmatisme et de virilité. Les insensées ! qui oublient dans leur enthousiasme que changer de sexe c’est répudier en quelque sorte son humanité. Qu’arrive-t-il ? Les femmes qui les adoraient comme l’expression de leurs plaintes inoffensives, s’éloignent d’elles, trouvant désormais leur organe rauque et maussade ; quant aux hommes, ils se prennent à sourire, en entendant Jérémie ou Savonarole prêcher la ruine de l’univers avec une voix de faucet. Oh ! si les femmes voulaient rester là où Dieu les a mises, et ne point rompre avec leur caractère, comme il y en aurait parmi elles de sublimes vers qui se tournerait la commune sympathie, plus puissantes cent fois dans leur faiblesse divine que dans leur force. Qu’est-ce donc que les femmes cherchent hors des limites de leur nature ? elles ont l’amour et les larmes. Quel bien vaut ici bas ces inappréciables trésors qu’elles tiennent du ciel et que les plus grands poètes leur envient ? […]
Une femme, quels que soient d’ailleurs son aptitude, son énergie et son courage ne parviendra jamais à cette force de modération qu’exige le gouvernement de l’orchestre. Sa nature même s’y oppose ; son visage gracieux se riderait à cette peine ; ses blanches tempes se flétriraient à ce travail ingrat. Lorsqu’une femme est assez heureuse pour avoir reçu du ciel la fleur de la mélodie, il faut qu’elle la respire au lieu de l’effeuiller dans le lac tumultueux de l’orchestre ; il faut qu’elle chante et ne cesse de chanter, comme les maîtres d’Italie ou comme l’oiseau du printemps, peu importe. […]
Maintenant, avec les qualités réelles que nous nous plaisons à lui reconnaître, et les éclairs dramatiques qui traversent ses partitions, Mlle Bertin est-elle destinée à composer pour le théâtre ? Franchement, nous ne le croyons pas. Il y a dans le talent des femmes une corde suave et douce qui en fait presque tout le charme, et dont la vibration se perd dans les vastes salles. Cette mélodie, qu’on sait naturellement délicate et dont on aime jusqu’à la faiblesse, a mauvaise grâce à vouloir enfler sa voix pour exprimer autre chose que la mélancolie et les tendres affections de cœur. On est tenté à tout moment d’arracher le masque qui recouvre ces beaux yeux languissants et pleins de larmes. D’ailleurs est-ce bien l’œuvre d’une femme de soulever les tempêtes de l’orchestre et de faire mouvoir les chœurs ?
La musique des femmes n’a d’autres interprètes que la voix et le clavier ; elles prennent de la musique le parfum, la mélodie, elles respirent la fleur sur sa tige. Autrement, si elles veulent la cueillir, comme les hommes, leurs doigts délicats saignent bientôt. La Malibran trouvait dans ses loisirs de ravissantes inspirations, où serpentaient, comme des salamandres dans la flamme, les mille fantaisies de sa nature ardente. »

N’y aurait-il pas quelque inquiétude justifiée pour les hommes à voir des femmes compositrices se demande le critique dans Le Ménestrel du 20 novembre 1836 :

« Méfions-nous des femmes, messieurs, car tout à l’heure elles vont nous prouver qu’elles sont organisées comme nous, que la nature leur a départi un égal degré d’intelligence et de vigueur, qu’elles possèdent la même aptitude à briller dans les sciences et à cultiver les arts, en un mot qu’elles sont douées des mêmes facultés, capables des mêmes efforts, dignes des mêmes privilèges. Alors que deviendra notre amour propre, notre amour propre d’homme ? Et Dieu sait que nous en avons, race routinière ! vous accordez bien aux femmes la finesse et le talent de plaire, vous leur laissez les honneurs des beaux dévouements ; vous leur abandonnez l’empire de la grâce et du goût ; mais dès qu’elles font mine de dévier de l’étroit sentier que vous leur avez tracé, pour essayer leurs pas dans la grande route où s’agitent les hommes, voilà votre orgueil qui se gonfle, votre vanité qui se gendarme. Sexe présomptueux ! qui veux exploiter le monopole du génie, de la science et des affaires publiques, tu te crois seul intelligent, sensé, profond ; mais que deviendrais-tu si tu n’avais la femme pour t’aider de ses conseils , t’encourager d’un regard, te garantir contre mille pièges, et t’épargner la moitié des sottises que tu fais ! Il faut nous exécuter, messieurs : nous n’avons pas une ombre de faculté intellectuelle que la femme ne partage avec nous, et n’ait aussi bien que nous ; nous ne possédons pas une aptitude que la femme ne possède avec nous et tout aussi bien que nous ; un peu plus de force physique résume toute notre supériorité. Hors de là, rien. Chez la femme, le cœur est plus doux, le tact plus fin, les nerfs plus délicats, plus impressionnables. Voilà tout. Mais ce souffle divin qu’on nomme âme ou intelligence, qui descend du ciel et qui doit y remonter, se trouve répandu à égales doses dans l’une et l’autre organisation humaine. […]
La Esmeralda n’en est pas moins un ouvrage remarquable, sous le rapport de l’art, et digne de notre première scène ; la pièce est montée avec autant de soin que de goût, et Nourrit, Levasseur, Massol et Mlle Facon rivalisent de talent et d’intelligence dramatique. Tant que l’Opéra conservera ces artistes, la musique n’y périclitera pas. »

La critique s’est ensuite déchaînée contre Victor Hugo.

« Si l’auteur de ce poème était tout autre que l’auteur du roman de Notre-Dame de Paris, M. Victor Hugo serait en droit de lui demander compte de sa profanation. Dans ce cadre étroit, dans cette pâle copie, sans vie, sans mouvement, sans caractère, qui reconnaîtrait la vaste charpente et l’ardent coloris du tableau originel ? Que sont devenus tous ces incidents, toutes ces aventures qui se pressent, se croisent et s’accumulent, depuis le tournoi d’horribles grimaces dans la salle des Pas-Perdus, jusqu’à la chute de l’archidiacre du haut des tours sur le pavé ? Que sont devenus, tous ces personnages aux traits puissants, à l’expression hardie et profonde ? » (Louis Viardot, critique d’Esmeralda, Le Siècle, 18 novembre 1836).

« Avouons que le poète est pour quelque chose dans le magnifique ennui qui plane sur cette vaste conception. M. Victor Hugo a pris son roman, le plus admirable de ses romans, et sans pitié pour son sublime enfant, s’est amusé à le mutiler, à le dépecer, à le déchiqueter, à le démanteler, à le hacher-menu pour le service de la rue Lepelletier. Plus de cohésion, plus d’intérêt ! Rien ! » (Le Ménestrel, n°155, 20 novembre 1836)

« L’ouvrage de M. Hugo n’est point sans reproche pourtant ; il rythme bien, mais il rythme pour son compte, pour sa propre satisfaction, et non afin de servir son collaborateur. Il met souvent deux rimes dures de suite, ce qui rompt toute cadence ; il conclut sa phrase et la ferme par un point, avant que la phrase musicale ait pu être achevée. Il faut qu’une strophe de huit vers soit divisée en deux quatrains … » (Castil-Blaze)

Quant à Berlioz, qui a dirigé les répétitions à la place de Louise, incapable de le faire compte tenu de son handicap, il se voit attribuer la paternité des meilleurs morceaux !

« Comme il faut toujours que la malveillance intervienne, on a prétendu que cet air n’était pas de Mlle Bertin, mais d’un musicien dont le nom a jusqu’ici fait plus de bruit que l’œuvre qui n’est guère appréciée encore que d’un petit cercle d’amis dévoués. Étrange raisonnement, qui tombe de lui-même ! En effet, s’il arrivait, par fortune, au musicien dont nous parlons, de trouver une mélodie semblable, croyez bien qu’il ne serait pas si galant que d’en aller faire hommage à son prochain, fût-ce même à la fille du directeur du Journal des Débats. Il la garderait pour lui soigneusement, et n’aurait certes pas tort. » ( Henry Blaze de Bury)

Ce que Berlioz réfute expressément dans sa critique publiée à la Gazette musicale du 20 novembre 1836 :

« On a fait à fait à l’auteur de cet article l’honneur de lui attribuer la composition, ou, tout au moins, l’instrumentation de ce morceau. Un tel honneur, qu’il s’estimerait heureux de mériter, il le rend tout entier à mademoiselle Bertin, en protestant de la manière la plus formelle que pour ce bel air, comme pour tout le reste, elle seule l’a conçu, écrit et instrumenté ».

Et que réfute également le compositeur et critique musical Castil Blaze :

« Il n’est donc pas étonnant que Mlle Bertin ait composé un opéra et l’ait fait représenter sur la scène où tant d’autres musiciennes s’étaient déjà signalées. La science de la composition n’est point au-dessus de l’intelligence féminine. Il est vrai que la plupart des virtuoses de ce genre se bornent à trouver quelques mélodies gracieuses qu’elles livrent ensuite à un faiseur, qui les ajute et les polit. Mlle Bertin n’a jamais procédé de cette manière ; tout ce qu’elle a fait entendre est vraiment d’elle pour le fond et pour la forme ; je puis l’affirmer hautement, moi qui l’ai vue travailler, moi qui l’ai vue commencer, suivre et terminer plusieurs morceaux ; moi qui lui ai donné parfois les conseils qu’elle m’a demandés, et qu’elle n’a jamais suivis. Ce qu’il y a de surprenant, d’extraordinaire, c’est qu’elle ait choisi le style sérieux, tragique et se soit ainsi frayé une route dans un genre que les femmes avaient, jusqu’à ce jour, négligé pour de bonnes raisons. […] Chacun suit l’impulsion de son génie ; Mlle Bertin nous a montré dans Fausto, dans Esmeralda, qu’elle se sentait appelée à traiter les scènes les plus terribles et les plus fortement colorées du drame chanté. Elle n’est pas la seule, et parmi les virtuoses de la capitale, je puis citer deux femmes, que des études fortes et consciencieuses ont initiées aux mystères de l’harmonie et de la composition ; Mmes Louise Farrenc et Anna Molinos ne reculeraient certainement pas devant une tragédie lyrique en cinq actes. »

Mais il est évident que certains ont choisi d’atteindre la fille là où il ne pouvait atteindre le père :

« La Esmeralda de Mlle Louise Bertin est le troisième pas dans la carrière d’un talent jeune, mâle et progressif, qui, se sentant incomplet, s’éprouve et se corrige, et, depuis son début, a non seulement à lutter avec lui-même, mais encore avec cent haines que les autres ignorent, et que lui vaut sa position dans le monde. A ce titre seul, Mlle Louise Bertin mérite qu’on l’encourage et la relève. Il faut respecter qui travaille. Après tout, on ne croit guère en soit vainement, et si la note fatale ne chante point en vous, si l’inspiration ne vous sollicite, vous n’irez pas, de gaité de cœur, vous creuser la tête, et boire, après bien des traverses, le calice amer de la publicité, lorsqu’il ne tiendrait qu’à vous de vivre heureux et paisible, environné d’hommages et de soins, et de respirer à loisir, dans la famille, cette fleur de gloire qui n’a pas d’épines. La persévérance est fille de la conviction. Honneur à qui persévère ; je ne sache pas que la conviction fourmille tellement sur nos places et dans nos marchés littéraires, qu’on doive affecter de la maltraiter et de lui faire affront, lorsque, par hasard, elle se rencontre. […]
La Esmeralda est par le style et le caractère dominant, une œuvre cousine de Fausto. Il nous souvient encore de la première représentation de Fausto au Théâtre-Italien, des vieilles haines qui s’émurent à cette occasion, et de tous les amours-propres blessés à mort par le Journal des Débats, qui s’éveillèrent dans leurs sépulcres, revêtirent leurs armures rouillées pour entrer vaillamment en campagne, et venir s’abattre sur l’œuvre d’une jeune femme. Ce fut comme pour Esmeralda, un peu moins acharné peut-être, et rien en cela ne nous étonne ; Mlle Bertin devait bien s’y attendre. Plus la position est élevée, plus l’avenue en est gardée et l’abord difficile. Il est un moment où chaque degré de l’échelle dramatique enfante un obstacle nouveau. Pour peu qu’on ait une poignée d’ennemis en sortant de l’Opéra Comique, on est sûr d’avoir contre soi la multitude en arrivant à l’Opéra. Si Mlle Bertin voulait renfermer sa pensée dans les justes limites d’un petit acte, et se résigner à n’écrire que ballades, romances, cantatilles, villanelles et sornettes à l’usage de Mme Dorus, on la laisserait faire et triompher à son aise. » (Henry Blaze de Bury)

« Mais tous ces brillants accessoires ne doivent pas nous distraire plus longtemps de l’objet principal, la musique, dont a tant parlé sans la connaître, et dont le mérite ne peut manquer d’être reconnue avant peu de tous les gens doués de quelque sentiment élevé de l’art et de la moindre impartialité. Pour ceux qui ont fait leur siège d’avance, comme des passions politiques des haines de parti leur dictent seules leur jugement, nous n’essaierons pas de les combattre ; l’art ne peut ni ne doit rien avoir à démêler avec de pareilles questions. » (Berlioz)

Sources : Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Fayard. Arnaud et Lise Régner, La réception de La Esmeralda comme révélateur de sa modernité, Colloques de l’Opéra Comique, La modernité française au temps de Berlioz, février 2010. Henry Blaze de Bury, « De la musique des femmes. Mlle Louise Bertin », Revue des deux mondes, 1836, n°4, p. 611-625. Castil-Blaze, “La Esmeralda, musique de Mlle Bertin », Revue de Paris, t. XXXV, 1836, p. 212-218.

Sources visuelles : wikicommons

Pour écouter La Esmeralda : ici.

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°82 – Le Renard, les Mouches et le Hérisson

Le Renard, les Mouches et le Hérisson

Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,

Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le Sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.

Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile

De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun.
Que ne vis-tu sur le commun ?
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité :

Je les vais de mes dards enfiler par centaines,

Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
– Garde-t’en bien, dit l’autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les, je te prie, achever leurs repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :

Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.

Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns.

Jean de La Fontaine Livre XII, fable 13

Le renard, les mouches et le hérisson. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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Hommage à Notre-Dame de Paris. – Un roman, une cathédrale

Hommage à la cathédrale Notre-Dame.
Esmeralda, Quasimodo, la cathédrale.

Notre-Dame de Paris en flammes

Notre-Dame de Paris en flammes. © Le Rat/ Soracha.

Pompona vous propose une lecture de morceaux choisis du roman éponyme de Victor Hugo, Notre-Dame de Paris.

Si vous ne connaissez pas l’histoire.- « L’égyptienne » Esmeralda a été condamnée à mort pour le prétendu meurtre du capitaine de la garde Phoebus de Châteaupers qu’elle aime en secret. Nue, la corde au cou, elle attend sa mise à mort par le bourreau, maître Charmolue, au pied de la cathédrale, sur le parvis de l’église. Mais Quasimodo, le sonneur bossu des cloches de Notre-Dame, amoureux de la jeune bohémienne, veille dans l’ombre.

« La condamnée demeurait immobile à sa place, attendant qu’on disposât d’elle. Il fallut qu’un des sergents à verge en avertît maître Charmolue, qui, pendant toute cette scène, s’était mis à étudier le bas-relief du grand portail qui représente, selon les uns, le sacrifice d’Abraham, selon les autres, l’opération philosophale, figurant le soleil par l’ange, le feu par le fagot, l’artisan par Abraham.

On eut assez de peine à l’arracher à cette contemplation, mais enfin il se retourna et à un signe qu’il fit deux hommes vêtus de jaune, les valets du bourreau, s’approchèrent de l’égyptienne pour lui rattacher les mains. […] Tout à coup, tandis que l’homme jaune lui liait les coudes, elle poussa un cri terrible, un cri de joie. A ce balcon, là-bas, à l’angle de la place, elle venait de l’apercevoir, lui, son ami, son seigneur, Phoebus, l’autre apparition de sa vie ! Le juge avait menti ! le prêtre avait menti ! c’était bien lui, elle n’en pouvait douter, il était là, beau, vivant, revêtu de son éclatante livrée, la plume en tête, l’épée au côté ! […]

Une pensée monstrueuse venait de lui apparaître. Elle se souvenait qu’elle avait été condamnée pour meurtre sur la personne de Phoebus de Châteaupers. Elle avait tout supporté jusque-là. Mais ce dernier coup était trop rude. Elle tomba sans mouvement sur le pavé.
« Allons, dit Charmolue, portez-la dans le tombereau, et finissons ! ».
Personne n’avait encore remarqué dans la galerie des statues des rois, sculptés immédiatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur étrange qui avait tout examiné jusqu’alors avec une telle impassibilité, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eût pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se dégorgent depuis six cents ans les longues gouttières de la cathédrale. Ce spectateur n’avait rien perdu de ce qui s’était passé depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et dès les premiers instants, sans que personne songeât à l’observer, il avait fortement attaché à l’une des colonnettes de la galerie une grosse corde à nœuds, dont le bout allait traîner en bas sur le perron. Cela fait, il s’était mis à regarder tranquillement, et à siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout à coup, au moment où les valets du maître des œuvres se disposaient à exécuter l’ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la façade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d’une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d’un chat tombé d’un toit, les terrasser sous deux poings énormes, enlever l’égyptienne d’une main, comme un enfant sa poupée, et d’un seul élan rebondir jusque dans l’église en élevant la jeune fille au-dessus de sa tête et en criant d’une voix formidable : Asile !

[…] Charmolue resta stupéfait, et les bourreaux, et toute l’escorte. En effet, dans l’enceinte de Notre-Dame, la condamnée était inviolable. La cathédrale était un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil.
Quasimodo s’était arrêté sous le grand portail. Ses larges pieds semblaient aussi solides sur le pavé de l’église que les lourds piliers romains. Sa grosse tête chevelue s’enfonçait dans ses épaules comme celle des lions qui eux aussi ont une crinière et pas de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante suspendue à ses mains calleuses comme une draperie blanche ; mais il la portait avec tant de précaution qu’il paraissait craindre de la briser ou de la faner. On eût dit qu’il sentait que c‘était une chose délicate, exquise et précieuse, faite pour d’autres mains que les siennes. Par moments, il avait l’air de n’oser la toucher, même du souffle. Puis, tout à coup, il la serrait avec étreinte dans ses bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, comme son trésor, comme eût fait la mère de cette enfant ; son œil de gnome, abaissé sur elle, l’inondait de tendresse, de douleur et de pitié et se relevait subitement plein d’éclairs. Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trépignait d’enthousiasme, car en ce moment-là, Quasimodo avait vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu’il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.

[…] Tout à coup on le vit reparaître à l’une des extrémités de la galerie des rois de France, il la traversa en courant comme un insensé, en élevant sa conquête dans ses bras, et en criant : Asile ! La foule éclata de nouveau en applaudissements. La galerie parcourue, il se replongea dans l’intérieur de l’église. Un moment après il reparut sur la plate-forme supérieure, toujours l’égyptienne dans ses bras, toujours courant avec folie, toujours criant : Asile ! Et la foule applaudissait. Enfin, il fit une troisième apparition sur le sommet de la tour du bourdon ; de là, il sembla montrer avec orgueil à toute la ville celle qu’il avait sauvée, et sa voix tonnante, cette voix qu’on entendait si rarement et qu’il n’entendait jamais, répéta trois fois avec frénésie jusque dans les nuages : Asile ! asile ! asile ! » (1)

Si vous ne connaissez pas l’histoire.- Installée dans Notre-Dame, Esmeralda veillée par Quasimodo, reprend progressivement des forces. Un soir, les truands de la Cour des Miracles décident d’aller la délivrer.

« Toute ville au moyen-âge, et, jusqu’à Louis XII, toute ville en France avait ses lieux d’asile. Ces lieux d’asile, au milieu du déluge de lois pénales et de juridictions barbares qui inondaient la cité, étaient des espèces d’îles qui s’élevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait était sauvé. […] Une fois le pied dans l’asile, le criminel était sacré ; mais il fallait qu’il se gardât d’en sortir. Un pas hors du sanctuaire, il retombait dans le flot. La roue, le gibet, l’estrapade faisaient bonne garde à l’entour du lieu de refuge, et guettaient sans cesse leur proie comme les requis autour du vaisseau. » (2)

« Ajoutons que l’église, cette vaste église qui l’enveloppait de toutes parts, qui la [il s’agit d’Esmeralda] gardait, qui la sauvait, était elle-même un souverain calmant. Les lignes solennelles de cette architecture, l’attitude religieuse de tous les objets qui entouraient la jeune fille, les pensées pieuses et sereines qui se dégageaient, pour ainsi dire, de tous les pores de cette pierre, agissaient sur elle à son insu. L’édifice avait aussi des bruits d’une telle bénédiction et d’une telle majesté qu’ils assoupissaient cette âme malade. Le chant monotone des officiants, les réponses du peuple aux prêtres, quelquefois inarticulées, quelquefois tonnantes, l’harmonieux tressaillement des vitraux, l’orgue éclatant comme cent trompettes, les trois clochers bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles, tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque montant et descendant sans cesse d’une foule à un clocher, assourdissait sa mémoire, son imagination, sa douleur. Les cloches surtout la berçaient. C’était comme un magnétisme puissant que ces vastes appareils répandaient sur elle à larges flots. » (3)

«Frères, nous allons faire une belle expédition. Nous sommes des vaillants. Assiéger l’église, enfoncer les portes, en tirer la belle fille, la sauver des juges, la sauver des prêtres, démanteler le cloître, brûler l’évêque dans l’évêché, nous ferons cela en moins de temps qu’il n’en faut à un bourgmestre pour manger une cuillerée de soupe. Notre cause est juste, nous pillerons Notre-Dame, et tout sera dit. Nous pendrons Quasimodo.[…]

Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d’armes. Il s’approcha de Gringoire qui paraissait plongé dans une profonde rêverie, les pieds sur un chenet. – L’ami Pierre, dit le roi de Thunes, à quoi diable penses-tu ?
Gringoire se retourna vers lui avec un sourire mélancolique : – J’aime le feu, mon cher seigneur. Non par la raison triviale que le feu réchauffe nos pieds ou cuit notre soupe, mais parce qu’il a des étincelles. Quelquefois je passe des heures à regarder les étincelles. Je découvre mille choses dans ces étoiles qui saupoudrent le fond noir de l’âtre. Ces étoiles-là sont des mondes. » (4)

« Quand les premières dispositions furent terminées, et nous devons dire à l’honneur de la discipline truande que les ordres de Clopin furent exécutés en silence et avec une admirable précision, le digne chef de la bande monta sur le parapet du Parvis et éleva sa voix rauque et bourrue, se tenant tourné vers Notre-Dame et agitant sa torche dont la lumière, tourmentée par le vent et voilée à tout moment de sa propre fumée, faisait paraître et disparaître aux yeux la rougeâtre façade de l’église.
A toi, Louis de Beaumont, évêque de Paris, conseiller en la cour de parlement, moi Clopin Trouillefou, roi de Thunes, grand coësre, prince de l’argot, évêque des fous, je dis : – Notre sœur, faussement condamnée pour magie, s’est réfugiée dans ton église ; tu lui dois asile et sauvegarde ; or la cour de parlement l’y veut reprendre, et tu y consens ; si bien qu’on la prendrait demain en Grève si Dieu et les truands n’étaient pas là. Donc nous venons à toi, évêque. Si ton église est sacrée, notre sœur l’est aussi ; si notre sœur n’est pas sacrée, ton église ne l’est pas non plus. C’est pourquoi nous te sommons de nous rendre la fille si tu veux sauver ton église, ou que nous reprendrons la fille et que nous pillerons l’église. Ce qui sera bien. »
[…] Cela fait, le roi de Thunes se retourna et promenant ses yeux sur son armée, farouche multitude où les regards brillaient presque autant que les piques. Après une pause d’un instant : – En avant, fils ! cria-t-il. A la besogne, les hutins ! ». […]

Quand il [Quasimodo] était descendu sur la plate-forme d’entre les tours, ses idées étaient en confusion dans sa tête. Il avait couru quelques minutes le long de la galerie, allant et venant, comme fou, voyant d’en haut la masse compacte des truands prête à se ruer sur l’église, demandant au diable ou à Dieu de sauver l’égyptienne. La pensée lui était venue de monter au beffroi méridional et de sonner le tocsin ; mais avant qu’il eût pu mettre la cloche en branle, avant que la voix de Marie eût pu jeter une seule clameur, la porte de l’église n’avait-elle pas dix fois le temps d’être enfoncée ? C’était précisément l’instant où les hutins s’avançaient vers elle avec leur serrurerie. Que faire ?
Tout d’un coup, il se souvint que des maçons avaient travaillé tout le jour à réparer le mur, la charpente et la toiture de la tour méridionale. Ce fut un trait de lumière. Le mur était en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. Cette charpente prodigieuse, si touffue qu’on appelait la forêt.
Quasimodo courut à cette tour. Les chambres inférieures étaient en effet pleines de matériaux. Il y avait des piles de moellons, des feuilles de plomb en rouleaux, des faisceaux de lattes, de fortes solives déjà entaillées par la scie, des tas de gravats. Un arsenal complet.
L’instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. Avec une force qui décuplait le sentiment du danger, il souleva une des poutres, la plus lourde, la plus longe, il la fit sortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, il la fit glisser sur l’angle de la balustrade qui entoure la plate-forme, et la lâcha sur l’abîme. L’énorme charpente, dans cette chute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les sculptures, tourna plusieurs fois sur elle-même comme une aile de moulin qui s’en irait toute seule à travers l’espace. Enfin, elle toucha le sol, l’horrible cri s’éleva, et la noire poutre, en rebondissant sur le pavé, ressemblait à un serpent qui saute. […]

[Quasimodo] “sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu’il n’entendît pas, chaque coup de bélier se répercutait à la fois dans les cavernes de l’église et dans les entrailles. Il voyait d’en haut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing à la ténébreuse façade, et il enviait, pour l’égyptienne et pour lui, les ailes des hiboux qui s’enfuyaient au-dessus de sa tête par volées. […]

En ce moment d’angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d’où il écrasait les argotiers, deux longues gouttières de pierre qui se dégorgeaient immédiatement au-dessus de la grande porte. L’orifice interne de ces gouttières aboutissait au pavé de la plate-forme. Une idée lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes et force rouleaux de plomb, munitions dont il n’avait pas encore usé, et, ayant bien disposé ce bûcher devant le trou des deux gouttières, il y mit le feu avec sa lanterne. […]

Tout à coup, au moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté et expiré sous le madrier, s’éleva au milieu d’eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardèrent. – Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d’hommes venait de s’affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l’eau chaude dans la neige. […]

La clameur fut déchirante. Ils s’enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois.
Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient étaient extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade intérieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air triste, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée. Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

[…] au bout de quelques minutes Quasimodo éperdu vit cette épouvantable fourmilière monter de toutes parts à l’assaut de Notre-Dame. Ceux qui n’avaient pas d’échelles avaient des cordes à nœuds, ceux qui n’avaient pas de cordes grimpaient aux reliefs des sculptures. Ils se pendaient aux guenilles les uns des autres. Aucun moyen de résister à cette marée ascendante de faces épouvantables. La fureur faisait rutiler ces faces farouches ; leurs fronts terreux ruisselaient de sueur ; leurs yeux éclairaient. Toutes ces grimaces, toutes ces laideurs, investissaient Quasimodo. On eût dit que quelque autre église avait envoyé à l’assaut de Notre-Dame ses gorgones, ses dogues, ses drées, ses démons, ses sculptures les plus fantastiques. C’était comme une couche de monstres vivants sur les monstres de pierre de la façade.
Cependant, la place s’était étoilée de mille torches. Cette scène désordonnée, jusqu’alors enfouie dans l’obscurité, s’était subitement embrasée de lumière. Le Parvis resplendissait et jetait un rayonnement dans le ciel. Le bûcher allumé sur la haute plate-forme brûlait toujours, et illuminait au loin la ville. L’énorme silhouette des deux tours, développée au loin sur les toits de Paris, faisait dans cette clarté une large échancrure d’ombre. » (5)

    • (1) Livre huitième, chapitre VI.
    • (2) Livre neuvième, chapitre II.
    • (3) Livre neuvième, chapitre IV.
    • (4) Livre dixième, chapitre III.
    (5) Livre dixième, chapitre IV.

Source : Victor Hugo,Notre-Dame de Paris, Edition Nelson.

Notre-Dame en flammes dans la nuit

Notre-Dame rougeoyant dans la nuit. ©Le Rat / Soracha

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°81 – Discours à Madame de la Sablière

Discours à Madame de la Sablière

Madame de La Sablière

Marguerite Hessein, Madame de La Sablière. Pierre Mignard. Source : wikicommons

Iris, je vous louerais, il n’est que trop aisé ;

Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur,
Je ne les blâme point, je souffre cette humeur ;
Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.

Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,

Le Nectar que l’on sert au maître du Tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
D’autres propos chez vous récompensent ce point,
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part : le monde n’en croit rien.

Laissons le monde et sa croyance.

La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :
C’est un parterre, où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’Abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose.
Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais
Qu’en ces Fables aussi j’entremêle des traits
De certaine Philosophie
Subtile, engageante, et hardie.

On l’appelle nouvelle. En avez-vous ou non

Ouï parler ? Ils disent donc
Que la bête est une machine ;
Qu’en elle tout se fait sans choix et par ressorts :
Nul sentiment, point d’âme, en elle tout est corps.
Telle est la montre qui chemine,
A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.
Ouvrez-la, lisez dans son sein ;
Mainte roue y tient lieu de tout l’esprit du monde.

La première y meut la seconde,

Une troisième suit, elle sonne à la fin.
Au dire de ces gens, la bête est toute telle :
L’objet la frappe en un endroit ;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.
Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.
L’impression se fait. Mais comment se fait-elle ?
– Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté.

L’animal se sent agité

De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n’est point cela ; ne vous y trompez pas.
– Qu’est-ce donc ? – Une montre. – Et nous ? – C’est autre chose.
Voici de la façon que Descartes l’expose ;
Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu
Chez les Païens, et qui tient le milieu
Entre l’homme et l’esprit, comme entre l’huître et l’homme
Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.

Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.

Sur tous les animaux, enfants du Créateur,
J’ai le don de penser ; et je sais que je pense.
Or vous savez, Iris, de certaine science,
Que, quand la bête penserait,
La bête ne réfléchirait
Sur l’objet ni sur sa pensée.
Descartes va plus loin, et soutient nettement
Qu’elle ne pense nullement.

Vous n’êtes point embarrassée

De le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois
Le bruit des cors, celui des voix,
N’a donné nul relâche à la fuyante proie,
Qu’en vain elle a mis ses efforts
A confondre et brouiller la voie,
L’animal chargé d’ans, vieux Cerf, et de dix cors,
En suppose un plus jeune, et l’oblige par force
A présenter aux chiens une nouvelle amorce.

Que de raisonnements pour conserver ses jours !

Le retour sur ses pas, les malices, les tours,
Et le change, et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignes d’un meilleur sort !
On le déchire après sa mort :
Ce sont tous ses honneurs suprêmes.
Quand la Perdrix
Voit ses petits
En danger, et n’ayant qu’une plume nouvelle,
Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,
Elle fait la blessée, et va traînant de l’aile,
Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,
Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;

Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille,

Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit
De l’Homme, qui confus des yeux en vain la suit.
Non loin du Nord il est un monde
Où l’on sait que les habitants
Vivent ainsi qu’aux premiers temps
Dans une ignorance profonde :
Je parle des humains ; car quant aux animaux,
Ils y construisent des travaux
Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,
Et font communiquer l’un et l’autre rivage.

L’édifice résiste, et dure en son entier ;

Après un lit de bois, est un lit de mortier.
Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ;
Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.
Maint maître d’œuvre y court, et tient haut le bâton.
La république de Platon
Ne serait rien que l’apprentie
De cette famille amphibie.
Ils savent en hiver élever leurs maisons,
Passent les étangs sur des ponts,
Fruit de leur art, savant ouvrage ;

Et nos pareils ont beau le voir,

Jusqu’à présent tout leur savoir
Est de passer l’onde à la nage.
Que ces Castors ne soient qu’un corps vide d’esprit,
Jamais on ne pourra m’obliger à le croire ;
Mais voici beaucoup plus : écoutez ce récit,
Que je tiens d’un Roi plein de gloire.
Le défenseur du Nord vous sera mon garant ;
Je vais citer un prince aimé de la victoire ;
Son nom seul est un mur à l’empire Ottoman ;
C’est le roi polonais. Jamais un Roi ne ment.

Il dit donc que, sur sa frontière,

Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :
Le sang qui se transmet des pères aux enfants
En renouvelle la matière.
Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard,
Jamais la guerre avec tant d’art
Ne s’est faite parmi les hommes,
Non pas même au siècle où nous sommes.

Corps de garde avancé, vedettes, espions,

Embuscades, partis, et mille inventions
D’une pernicieuse et maudite science,
Fille du Styx, et mère des héros,
Exercent de ces animaux
Le bon sens et l’expérience.
Pour chanter leurs combats, l’Achéron nous devrait
Rendre Homère. Ah s’il le rendait,
Et qu’il rendît aussi le rival d’Epicure !

Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?

Ce que j’ai déjà dit, qu’aux bêtes la nature
Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;
Que la mémoire est corporelle,
Et que, pour en venir aux exemples divers
Que j’ai mis en jour dans ces vers,
L’animal n’a besoin que d’elle.
L’objet, lorsqu’il revient, va dans son magasin
Chercher, par le même chemin,
L’image auparavant tracée,
Qui sur les mêmes pas revient pareillement,
Sans le secours de la pensée,
Causer un même événement.

Nous agissons tout autrement,

La volonté nous détermine,
Non l’objet, ni l’instinct. Je parle, je chemine ;
Je sens en moi certain agent ;
Tout obéit dans ma machine
A ce principe intelligent.
Il est distinct du corps, se conçoit nettement,
Se conçoit mieux que le corps même :
De tous nos mouvements c’est l’arbitre suprême.

Mais comment le corps l’entend-il ?

C’est là le point : je vois l’outil
Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ?
Eh ! qui guide les Cieux et leur course rapide ?
Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.
Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :
L’impression se fait. Le moyen, je l’ignore :
On ne l’apprend qu’au sein de la Divinité ;
Et, s’il faut en parler avec sincérité,
Descartes l’ignorait encore.

Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.

Ce que je sais, Iris, c’est qu’en ces animaux
Dont je viens de citer l’exemple,
Cet esprit n’agit pas, l’homme seul est son temple.
Aussi faut-il donner à l’animal un point
Que la plante, après tout, n’a point.
Cependant la plante respire :
Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

Jean de La Fontaine Livre IX, fable 20

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°80 – Le Renard, le Singe et les animaux

Le Renard, le Singe et les animaux

Les Animaux, au décès d’un Lion,

En son vivant Prince de la contrée,
Pour faire un Roi s’assemblèrent, dit-on.
De son étui la couronne est tirée.
Dans une chartre un Dragon la gardait.
Il se trouva que sur tous essayée
A pas un d’eux elle ne convenait.
Plusieurs avaient la tête trop menue,
Aucuns trop grosse, aucuns même cornue.

Le Singe aussi fit l’épreuve en riant,

Et par plaisir la Tiare essayant,
Il fit autour force grimaceries,
Tours de souplesse, et mille singeries,
Passa dedans ainsi qu’en un cerceau.
Aux Animaux cela sembla si beau
Qu’il fut élu : chacun lui fit hommage.
Le Renard seul regretta son suffrage,
Sans toutefois montrer son sentiment.

Quand il eut fait son petit compliment,

Il dit au Roi : Je sais, Sire, une cache,
Et ne crois pas qu’autre que moi la sache.
Or tout trésor, par droit de Royauté,
Appartient, Sire, à votre Majesté.
Le nouveau Roi bâille après la finance,
Lui-même y court pour n’être pas trompé.
C’était un piège : il y fut attrapé.

Le Renard dit, au nom de l’assistance :

Prétendrais-tu nous gouverner encor,
Ne sachant pas te conduire toi-même ?
Il fut démis ; et l’on tomba d’accord
Qu’à peu de gens convient le Diadème.

Jean de La Fontaine Livre VI, fable 6

Le renard, le singe et les animaux. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°79 – Le Renard ayant la queue coupée

 Le Renard ayant la queue coupée

Un vieux renard, mais des plus fins

Grand croqueur de poulets, grand preneur de lapins;
Sentant son Renard d’une lieue,
Fut enfin au piège attrapé.
Par grand hasard en étant échappé,
Non pas franc, car pour gage il y laissa sa queue;
S’étant, dis-je, sauvé sans queue et tout honteux,
Pour avoir des pareils, (comme il était habile)
Un jour que les renards tenaient conseil entre eux :

“Que faisons-nous, dit-il, de ce poids inutile,

Et qui va balayant tous les sentiers fangeux ?
Que nous sert cette queue ? il faut qu’on se la coupe.
Si l’on me croit, chacun s’y résoudra.
Votre avis est fort bon, dit quelqu’un de la troupe ;
Mais tournez-vous, de grâce, et l’on vous répondra”.
A ces mots il se fit une telle huée,
Que le pauvre écourté ne put être entendu.
Prétendre ôter la queue eût été temps perdu ;
La mode en fut continuée.

Jean de La Fontaine Livre V, fable 5

Le renard ayant la queue coupée.; J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

 

 

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°78 – Le Renard et le buste

Le Renard et le buste

Les Grands, pour la plupart, sont masques de théâtre ;
Leur apparence impose au vulgaire idolâtre.
L’Ane n’en sait juger que par ce qu’il en voit.
Le Renard au contraire à fond les examine,
Les tourne de tout sens ; et quand il s’aperçoit
Que leur fait n’est que bonne mine,
Il leur applique un mot qu’un Buste de Héros
Lui fit dire fort à propos.
C’était un Buste creux, et plus grand que nature.
Le Renard, en louant l’effort de la sculpture :
Belle tête, dit-il ; mais de cervelle point.
Combien de grands Seigneurs sont Bustes en ce point ?

Jean de La Fontaine Livre IV, fable 14

Le renard et le buste. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

 

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°77 – Le Renard et les raisins

Le Renard et les raisins

Certain Renard Gascon, d’autres disent Normand,
Mourant presque de faim, vit au haut d’une treille
Des Raisins mûrs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eût fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvait atteindre :
« Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?

Jean de La Fontaine Livre III, fable 11

Le renard et les raisins. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

 

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°76 – Le Renard et le Bouc

Le Renard et le Bouc

Capitaine Renard allait de compagnie

Avec son ami Bouc des plus haut encornés.
Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez ;
L’autre était passé maître en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puits.
Là chacun d’eux se désaltère.
Après qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compère ?

Ce n’est pas tout de boire, il faut sortir d’ici.

Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre le mur. Le long de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine,
De ce lieu-ci je sortirai,
Après quoi je t’en tirerai.

– Par ma barbe, dit l’autre, il est bon ; et je loue

Les gens bien sensés comme toi.
Je n’aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l’avoue.
Le Renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
Pour l’exhorter à patience.

Si le ciel t’eût, dit-il, donné par excellence

Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurais pas, à la légère,
Descendu dans ce puits. Or, adieu, j’en suis hors.
Tâche de t’en tirer, et fais tous tes efforts :
Car pour moi, j’ai certaine affaire
Qui ne me permet pas d’arrêter en chemin.
En toute chose il faut considérer la fin.

Jean de La Fontaine Livre III, fable 5

Le renard et le bouc. G. Doré Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°75 – Le Coq et le Renard

Le Coq et le Renard

Sur la branche d’un arbre était en sentinelle

Un vieux Coq adroit et matois.
“Frère, dit un Renard, adoucissant sa voix,
Nous ne sommes plus en querelle :
Paix générale cette fois.
Je viens te l’annoncer ; descends, que je t’embrasse.

Ne me retarde point, de grâce ;

Je dois faire aujourd’hui vingt postes sans manquer.
Les tiens et toi pouvez vaquer
Sans nulle crainte à vos affaires ;
Nous vous y servirons en frères.
Faites-en les feux dès ce soir.

Et cependant viens recevoir

Le baiser d’amour fraternelle.
– Ami, reprit le coq, je ne pouvais jamais
Apprendre une plus douce et meilleur nouvelle
Que celle
De cette paix ;

Et ce m’est une double joie

De la tenir de toi. Je vois deux Lévriers,
Qui, je m’assure, sont courriers
Que pour ce sujet on envoie.
Ils vont vite, et seront dans un moment à nous.
Je descends ; nous pourrons nous entre-baiser tous.

– Adieu, dit le Renard, ma traite est longue à faire :

Nous nous réjouirons du succès de l’affaire
Une autre fois. Le galand aussitôt
Tire ses grègues, gagne au haut,
mal content de son stratagème ;
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur ;
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.

Jean de La Fontaine Livre II, fable 15

Le coq et le renard. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF