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Les Flâneries de Soracha – n°4 : Hommage printanier à Eugène Delacroix

A la recherche d’Eugène Delacroix.

En hommage à Eugène Delacroix né le 26 avril 1798, Bat, Le Rat et Pompona sont partis sur les traces du peintre à travers Paris.

Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert. Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado

Première étape : le Musée du Louvre. L’Exposition présentée jusqu’au 23 juillet 2018 “invite le public à faire connaissance avec une personnalité attachante, éprise de gloire et acharnée de travail, curieuse, critique et cultivée, virtuose de l’écriture autant que de la peinture et du dessin.” (dossier de presse)

Dans la foulée : ne manquez pas le parcours dans les salles du Musée du Louvre. Rendez-vous à la Galerie d’Apollon : levez le nez pour admirer Apollon vainqueur du serpent Python. Poursuivez votre visite, au 1er étage salle Mollien dans l’Aile Denon, pour contempler les deux grandes toiles de Delacroix La Mort de Sardanapale, La Prise de Constantinople ainsi que Le Christ au jardin des Oliviers habituellement exposé dans le transept de l’église Saint-Paul-Saint-Louis (4e). Terminez par le 2e étage de l’Aile Sully avec La Bataille de Poitiers, le Portrait de Chopin et l’une des versions ultérieures de Médée furieuse.

Deuxième étape : le Musée Delacroix (Paris 6e). Le Musée présente l’exposition “Une lutte moderne. De Delacroix à nos jours” dédiée aux peintures de la Chapelle des Saints-Anges à Saint Sulpice – La Lutte de Jacob avec l’ange, Héliodore chassé du temple, Saint Michel terrassant le démon -. Elle réunit également plusieurs des créations que l’œuvre de Delacroix a inspirées aux artistes des XIXe et XXe siècles.

Troisième étape : un repos bien mérité. Lisez la Critique de Soracha.

Quatrième étape : Avant de repartir battre le pavé parisien, lisez la Gazette de Soracha n°4. Découvrez l’amitié profonde et la grande admiration que lui portait son amie George Sand.

Monument Eugène Delacroix ©Le Rat de Soracha

Cinquième étape : allez, nez au vent ! Promenez-vous – dans le Jardin du Luxembourg (Paris 6e) à la recherche du Monument à Delacroix et de la statue de sa grande amie George Sand. Vous préférez vous laisser guider? Le Rat et Pompona vous proposent diverses promenades pour petits et grands.

Terminez cet hommage printanier au Cimetière du Père-Lachaise pour vous recueillir sur la tombe de l’artiste. Et découvrez les autres amis de George Sand enterrés dans ce cimetière au cours d’une promenade tonique avec Bat la sorcière philosophe.

 

 

 

Tombe Eugène Delacroix, cimetière du Père Lachaise ©Le Rat de Soracha

Avenue Eugène Delacroix, cimetière du Père Lachaise ©Le Rat de Soracha

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La Gazette de Soracha – n°4 : Eugène Delacroix

Le 26 avril 1798, Eugène Delacroix est né à Charenton.

Eugène Delacroix, Autoportrait au gilet vert. Vers 1837. Huile sur toile. 65 x 54 cm. Musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Urtado

Jeunesse. – Le 7 floréal an VI, Eugène est né dans une famille bourgeoise à Charenton-Saint-Maurice. Son père, Charles-François Delacroix, a fait une brillante carrière politique et administrative : avocat au Parlement, secrétaire de Turgot, membre de la Convention nationale, ministre des relations extérieures sous le Directoire avant de laisser la place à Talleyrand et d’être nommé ambassadeur en Hollande à titre de compensation. Préfet à Marseille puis à Bordeaux, il meurt en 1805. Neuf ans plus tard, sa mère, Victoire Oeben, qui vient d’une famille d’artistes – ébénistes et peintres -, meurt à son tour. La famille sort ruinée de la succession.

Elève au lycée Louis-le-Grand à partir de 9 ans, le jeune Eugène a des dispositions pour la musique et le dessin. « Dès sa huitième et neuvième année, cet artiste merveilleux reproduisait les attitudes, inventait les raccourcis, dessinait et variait les contours, poursuivant, torturant, multipliant la forme sous tous les aspects avec une obstination semblable à de la fureur » rapporte son camarade de collège, Philarète Chasles.

Journal de Delacroix. – Laissons plutôt parler l’artiste. Voici ce qu’il écrit de lui-même dans son Journal :
« Je me souviens que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment et par l’exercice progressif de la raison, que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle ».
« Ce qu’il y a de plus réel en moi, ce sont ces illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant ».
« Presque tous les grands hommes ont eu une vie plus traversée, plus misérable que celle des autres hommes ».
« L’homme est un animal sociable qui déteste ses semblables ».
« La gloire n’est pas un vain mot pour moi. Le bruit des éloges enivre d’un bonheur réel ; la nature a mis ce sentiment dans tous les cœurs. Ceux qui renoncent à la gloire ou qui ne peuvent y arriver font sagement de montrer, pour cette fumée, cette ambroisie des grandes âmes, un dédain qu’ils appellent philosophique. Dans ces derniers temps, les hommes ont été possédés de je ne sais quelle envie de s’ôter eux-mêmes ce que la nature leur avait donné en plus qu’aux animaux qu’ils chargent des plus vils fardeaux.  »
La peinture est le métier le plus long et le plus difficile ; il lui faut l’érudition comme au compositeur, mais il lui faut aussi l’exécution comme au violon.

Eugene Delacroix (1798-1863), George Sand habillee en homme, 1834, huile sur bois, 26 x 21,5 cm, Coll. musee national Eugène-Delacroix © Musee du Louvre, dist. RMN – Grand Palais / Philippe Fuzeau

Une amitié profonde.- Eugène Delacroix et George Sand se rencontrent en novembre 1834. A la demande de François Buloz, directeur de la Revue des Deux Mondes, le peintre réalise le portrait de l’écrivain pour illustrer les articles de celle-ci dans la revue. George qui a rompu avec Alfred de Musset vient de couper sa longue chevelure en signe de désespoir.
Delacroix, qualifié de “plus charmant garçon qu’il y ait au monde” par Sand, a dix ans de moins qu’elle. Une grande amitié naît entre le peintre et la romancière.
« Cher vieux, comme c’est aimable à vous d’écrire à votre vieille sœur ! Votre cœur est bien bon, bien grand, cher ami et vos yeux sont bien noirs, bien vifs, bien pénétrants. Vous le savez bien, je serais folle de vous, si je ne l’étais d’un autre [Chopin] et peut-être que vous m’aimeriez plus que tout, si d’autres fantômes en jupons ne dansaient plus gracieusement et plus coquettement, la nuit, sous le berceau de vos allées. […]
Restons bohémiens, cher œil noir, afin de rester artistes ou amoureux, les deux seules choses qu’il y ait au monde. L’amour avant tout, n’est-ce pas ? L’amour avant tout quand l’astre est en pleine lumière, l’art avant tout, quand l’astre décline. Tout cela n’est-il pas bien arrangé ? 
» (lettre du 7 septembre 1838).

Delacroix passe les étés 1842, 1843 et 1846 à Nohant où vit George en compagnie de Frédéric Chopin, de Maurice à qui il enseigne la peinture et de Solange, les enfants de la femme de lettres ainsi que de nombreux amis de passage.

“Bonsoir donc, mon bon petit. Tout le monde dort, mais tout le monde me demandera demain matin si je vous ai embrassé pour chacun, et si je vous ai bien dit que tous vous aimaient tendrement. Moi, dans le tête-à-tête, je vous embrasse pour tous et pour moi encore plus fort » (Lettre du 14 juillet 1842)

Durant le mois de juin 1842, Delacroix peint L’Education de la Vierge qu’il offre à son amie.

« La toile a été prise dans ma toilette, c’était un coutil de fil destiné à me faire des corsets. Pendant qu’il faisait cette peinture, je lui lisais des romans. Ma bonne [Françoise Caillaud] et ma filleule [Augustine Brault] posaient. Maurice copiait à mesure pour étudier le procédé du maître.» (lettre de Sand à Edouard Rodrigues, 24 février 1866)

L’été 1843, Delacroix est de retour ; il repart en août travailler aux peintures murales de la bibliothèque du Palais-Bourbon qui seront achevées en 1847. En novembre, l’artiste est malade.

“J’ai ici en ce moment mon ami Delacroix qui est un charmant et excellent homme, mais qui me croit folle au 40ème degré, quand par hasard je dis que nous sommes tous des scélérats. […] Delacroix couvre des toiles avec de la superbe couleur.» (lettre à Pierre Bocage du 20 juillet 1843)

« Je vois dans les journaux que les travaux de la Chambre doivent être finis pour la prochaine session. Vous allez en abattre et du bon. J’espère que cet hiver, vous me permettrez d’y mettre le nez ». (Lettre à Delacroix du 13 août 1843)

« Si vous étiez entre mes mains, je vous soignerais si bien que je vous rendrais fort comme un Turc. Vous m’écouteriez peut-être un peu mieux que Chopin à qui tous mes soins n’ont pu faire pousser l’ombre d’un mollet. Pauvre cher ami, guérissez donc vite, afin de venir m’embrasser bientôt rue St-Lazare.” (lettre du 4 novembre 1843)

Outre l’ami cher, Sand apprécie beaucoup les toiles du peintre et ne manque pas de lui faire savoir.

« Je me retrempe un peu avec ma sainte Anne et ma petite Vierge. Je les regarde en cachette quand je me sens défaillir, et je les trouve si vraies, si naïves, si pures que je me remets au travail avec de beaux types et des idées fraîches … » (Lettre à Delacroix du 14 juillet 1842)

« Je ne plante pas un brin d’herbe sans penser à vous, sans me rappeler comme vous aimez et comme vous appréciez les fleurs, et comme vous les sentez, et comme vous les comprenez, et comme vous les peignez. Mon beau vase [tableau de fleurs] peint par vous est encadré. Je ne l’ai pas déplacé malgré votre avis parce que si je le mets au-dessus de moi, à l’endroit où je travaille, je suis forcée de me donner un torticolis pour le voir. Au lieu que là où il est, je le vois de mon lit en m’éveillant et de ma table en écrivant, et de partout. C’est mon point de mire. Il n’y a pas une fleurette, un détail qui ne me rappelle tout ce que nous disions pendant que vous étiez à votre chevalet. » (Lettre du 4 novembre 1843)

« Cette belle Sainte-Anne et cette douce petite Vierge [L’éducation de la vierge] me font du bien, et quand quelqu’un vient m’embêter, je les regarde et n’écoute pas. […] Mon cher grand artiste […] vous avez trop d’imagination et d’émotion à dépenser tout seul […] Chopin m’interrompt là-dessus, pour me dire qu’il vous adore, ce que je vous fais passer tout chaud. » (lettre du 11 octobre 1846)

« Cher ami, encore bon jour, et bon an, et bonne santé pour que vous ayez beau et grand succès en toutes choses. Notre Lélia est une chose admirable et si le public de Nohant n’est pas nombreux, au moins il est chaud. Je voudrais que vous entendissiez les joies et les exclamations de ces belles surprises.” (Lettre de janvier 1853)

“J’ai revu toute votre œuvre, je n’ai guère regardé autre chose, et je suis sortie de là vous mettant toujours, sans hésitation et sans crainte d’aucune partialité, à côté des plus grands dans l’histoire de la peinture et au-dessus, mais à deux cent mille pieds au-dessus de tous les vivants.
En rentrant chez moi, j’ai trouvé l’épreuve du chapitre de mes mémoires que j’avais écrit à Nohant avant mon départ. Je l’ai relu bien tranquillement et loin d’avoir à en retrancher un mot, j’en aurais mis le double si je n’avais craint de vous faire assassiner. J’ai dû me faire pas mal d’ennemis dans la peinture, mais je m’en fiche pas mal aussi. » (lettre du 25 juillet 1855).

« J’ai été voir votre chapelle à Saint-Sulpice. C’est splendide. Je vous admire plus que jamais et je vous aime comme toujours. Je ne partirai pas sans aller vous voler encore un quart d’heure et vous embrasse avec Maurice que j’attends » (Mot écrit à Paris, le 4 avril 1862).

Deux lettres, l’une de 1853 adressée à Delacroix, l’autre du 17 août 1863 adressée à Edouard Rodrigues, quatre jour après le décès du peintre, sont un vibrant témoignage de l’amitié sincère et de la grande admiration  que porte Sand à Delacroix.

Cramponnez-vous aussi. Il faut que nous vivions les uns pour les autres, que nous vieillissons avec nos amis ou bien la lutte sera cruelle. Pour vous, vous êtes dans tout l’éclat, dans toute la puissance de votre œuvre. Vous avez gagné une bataille mémorable en ce siècle de bourgeoisie renforcée, et de scepticisme vaniteux. Votre empire est fait, et ceux qui n’ont jamais douté de vous sont plus fiers de votre gloire que vous-même. A revoir dans un ou deux mois, cher ami. J’irai vous embrasser comme je vous aime. » (Lettre de janvier 1853)

« Oui, j’ai le cœur navré. J’ai reçu de lui le mois dernier une lettre où il me disait qu’il prenait part à notre joie d’avoir un enfant, et où il me parlait d’un mieux sensible dans son état. J’étais si habituée à le voir malade que je ne m’en alarmais pas plus que de coutume. Pourtant sa belle écriture ferme était bien altérée. Mais je l’avais déjà vu ainsi plusieurs fois. Mon brave ami Dessauer était près de nous quelques jours plus tard. Il l’avait vu. Il l’avait trouvé livide, mais pas tellement faible qu’il ne lui eût parlé longtemps de moi et de nos vieux souvenirs, avec effusion. J’ai appris sa mort par le journal ! C’est un pèlerinage que je faisais avec ma famille et avant tout, chaque fois que j’allais à Paris. Je ne voulais pas qu’il fût obligé de courir après moi qui ai toujours beaucoup de courses à faire. Je le surprenais dans son atelier. « Monsieur n’y est pas ! » – Mais il entendait ma voix et accourait en disant : « Si fait, si fait, j’y suis ». Je le trouvais, quelque temps qu’il fît, dans une atmosphère de chaleur tropicale et enveloppé de laine rouge jusqu’au nez, mais toujours la palette à la main, en face de quelque toile gigantesque ; et après m’avoir raconté sa dernière maladie d’une voix mourante, il n’animait, causait, jetait son cache-nez, redevenait jeune et pétillant de gaîté, et ne voulait plus nous laissait partir. Il fouillait toutes ses toiles et me forçait d’emporter quelque pochade admirable d’inspiration. La dernière fois l’année dernière (quand je vous ai vu) j’ai été chez lui avec mon fils et Alexandre Dumas fils, de là, nous avons été à Saint-Sulpice, et puis nous sommes retournés lui dire que c’était sublime, et cela lui a fait plaisir. C’est que c’est sublime en effet, les défauts n’y font rien, et puisque vous comprenez cela, vous comprenez le beau et le grand plus que les trois quarts des gens qui se disent artistes ou qui le sont de profession.  Vous êtes aimable de me parler de lui, et vous partagez mes regrets comme vous partagez mon admiration. Pauvre cher pèlerinage, nous ne le ferons plus. Mon fils, qui a été son élève et un peu son enfant gâté, est bien affecté. » (Lettre à Edouard Rodrigues, 18 août 1863).

Sources : George Sand, Lettres d’une vie, Choix et présentation de Thierry Bodin, Folio classique.

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°29 – Le Loup et l’Agneau

Le Loup et l’Agneau

La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure.

Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.
Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,
Et que la faim en ces lieux attirait.
Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?
Dit cet animal plein de rage :
Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant,
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?
Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens :
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts
Le Loup l’emporte, et puis le mange,
Sans autre forme de procès.

Jean de La Fontaine Livre I, fable 10

 

Le Loup et l’Agneau, Gustave Doré. Source gallica.bnf.fr / BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°28 – Le Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues

Le Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues

Un Envoyé du Grand Seigneur

Préférait, dit l’Histoire, un jour chez l’Empereur,
Les forces de son Maître à celles de l’Empire.
Un Allemand se mit à dire :
Notre prince a des dépendants
Qui de leur chef sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée.
Le Chiaoux, homme de sens,

Lui dit : Je sais par renommée

Ce que chaque Electeur peut de monde fournir ;
Et cela me fait souvenir
D’une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J’étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer

Les cent têtes d’une Hydre au travers d’une haie.

Mon sang commence à se glacer ;
Et je crois qu’à moins on s’effraie.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal.
Jamais le corps de l’animal

Ne put venir vers moi, ni trouver d’ouverture.

Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre Dragon, qui n’avait qu’un seul chef
Et bien plus d’une queue, à passer se présente.
Me voilà saisi derechef

D’étonnement et d’épouvante.

Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi.
Rien ne les empêcha ; l’un fit chemin à l’autre.
Je soutiens qu’il en est ainsi
De votre Empereur et du nôtre.

Jean de La Fontaine Livre I, fable 12

 

Le Dragon à plusieurs têtes, et le Dragon à plusieurs queues. Source gallica .bnf.fr/BnF

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La Gazette de Soracha – n° 3 : Jean de La Fontaine

Le 13 avril 1695, Jean de La Fontaine est décédé

à Paris.

Statue de Jean de La Fontaine

Statue de Jean de La Fontaine. Hommes illustres installés autour de la cour Napoléon – Louvre. @Le Rat/ Soracha

Les Fables. – “Je me sers d’animaux pour instruire les hommes”. En 1667, La Fontaine obtient le privilège pour l’impression de son premier recueil des Fables choisies mises en vers, qui paraît l’année suivante. Les fables sont dédiées au Dauphin, âgé de six ans et demi. Les animaux sont les précepteurs des hommes dans mon ouvrage.

“Quatre animaux vivant de compagnie
Vont aux humains en donner des leçons.” (Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat)

“Les Bêtes à qui mieux mieux/ Y font divers personnages.” Mais s’agit-il vraiment d’une littérature pour les enfants ?

Les Fables ne sont pas ce qu’elles semblent être
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui.
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feintes, il faut instruire et plaire.

La Fontaine part présenter son ouvrage à Louis XIV à Saint-Germain-en-Laye où se trouve la cour. “Le roi le reçut avec bonté” rapporte Bontemps, valet de chambre du roi. Un grand dîner est offert en l’honneur du poète et une bourse de 1000 pistoles lui est donnée. Le croyez-vous? En rentrant à Paris où il habite “rue d’Enfer”, notre bonhomme oublie la bourse dans le fiacre. Le voilà parti à la recherche du fiacre et de la bourse … qu’il retrouve finalement !

Une nouvelle édition des Fables choisies en vers, publiées en 1678-1679, est dédiée à Madame de Montespan. Françoise-Athénaïs de Mortemart – favorite de Louis XIV de 1668 à 1680 – a pris le poète sous sa protection depuis 1674. Cette année-là, Boileau exclut Les Fables dans l’Art Poétique, considérant qu’il ne s’agit pas d’une œuvre créatrice. Le temps de l’amitié est loin; Boileau écrit :

Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
Qui, de l’honneur, en vers, infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable,
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice admirable.

Quelques mois plus tôt, La Fontaine a perdu son cher ami Molière qu’il admirait tant. Sans la signer, il publie en juin 1673 dans Le Mercure galant, une épitaphe sur Molière, mort le 17 février :

Sous ce tombeau gisent Plaute et Térence,
Et cependant le seul Molière y gît.
Leurs trois talents ne formaient qu’un esprit
Dont le bel art réjouissait la France.
Ils sont partis! et j’ai peu d’espérance
De les revoir. Malgré tous nos efforts,
Pour un long temps, selon toute apparence,
Térence, et Plaute, et Molière sont morts.

La Chambre du Sublime.- Pour les étrennes de 1675, Madame de Thianges – la soeur de Madame de Montespan – offre à son neveu, le petit duc du Maine – fils de Louis XIV – un jouet, une « chambre miniature qui était aussi un salon », placée sur une table où l’on pouvait admirer le lit, les meubles, les personnages qui y étaient réunis.

« On voyait un lit à balustrade et, dans un grand fauteuil, Monseigneur le duc du Maine qui avait 5 ans. Il tendait à La Rochefoucault des feuillets remplis de vers. Le prince de Marcillac et Bossuet étaient à côté d’eux. Plus loin, Mme de Thianges, la donatrice, et Mme de La Fayette semblaient lire ensemble. Enfin, séparés de ces divinités par la balustrade, on reconnaissait de simples mortels : Boileau, armé d’une fourche, repoussait hors de « la chambre » une horde de mauvais poètes qui voulaient entrer ; l’auteur de l’Art poétique les renvoyait dans les ténébres. Près de Boileau, Racine et, à l’écart, seul, La Fontaine à qui Racine faisait signe d’approcher: il l’invitait à figurer dans la Chambre du Sublime » (Bussy-Rabutin, Mémoires, date du 12 janvier 1675).

Madame de La Sablière. – « Le peu de soins qu’il eut de ses affaires domestiques l’ayant mis en état d’avoir besoin du secours de ses amis, Madame de La Sablière, dame d’un mérite singulier et de beaucoup d’esprit, le reçut chez elle, où il a demeuré près de vingt ans. » (Charles Perrault).
Sœur d’un ami de Racine et de Boileau, mariée à Antoine de Rambouillet de La Sablière, Marguerite Hessein est l’une des femmes les plus cultivées de son temps, une femme de science à l’esprit extraordinaire. Séparée « de bien et d’habitation » avec son mari qui lui verse une pension, Madame de La Sablière tient salon dans son hôtel de la rue Neuve-des-Petits-Champs. La Fontaine « se donne » à « Iris » et entretient avec elle une relation platonique heureuse :

O vous, Iris, qui savez tout charmer,
Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour;
Car c’est un mot banni de votre cour; (Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat)

Le poète lui écrit une fable publiée dans le Livre IX dont voici le début :

« Iris, je vous louerais, il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles. »

Madame de La Sablière se retire au couvent en 1688, après s’être convertie au catholicisme ; mais elle continue à héberger et à nourrir le poète jusqu’à sa mort en 1693. C’est encore à la belle « Isis » – que La Fontaine dédie son discours lu lors de sa réception à l’Académie française en 1684 :

« Si j’étais sage, Iris (mais c’est un privilège
Que la Nature accorde à bien peu d’entre nous),
Si j’avais un esprit aussi réglé que vous,
Je suivrais vos leçons, au moins en quelque chose :
Les suivre en tout, c’est trop ; il faut qu’on se propose
Un plan moins difficile à bien exécuter.
Un chemin dont sans crime on se puisse écarter.
Ne point errer est chose au-dessus de mes forces ;
Mais aussi, de se prendre à toutes les amorces,
Pour tous les faux brillants courir et s’empresser !
J’entends que l’on me dit : « Quand donc veux-tu cesser ?
Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :
De soixante soleils la course entresuivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos. »

L’Académie française.- Tout a commencé l’année précédente, à la mort de Colbert qui avait contribué à la chute de Fouquet, raison pour laquelle La Fontaine le détestait :

« Colbert jouissait par avance
De la place de chancelier,
Et sur cela, pour Le Tellier,
On vit génir toute la France
L’un revint, l’autre s’en alla :
Ainsi ce fut scène nouvelle
Car la France sur ce pied-là
Devait bien rire … ainsi fît-elle. »

A 62 ans, La Fontaine décide de briguer le fauteuil n°24 occupé jusqu’alors par Colbert. Historiographe du roi, Boileau oublie leur amitié passée et s’oppose à lui. Une première réunion a lieu le 15 novembre 1683 : « Ils [les scrutateurs] ont trouvé le nom de M. de La Fontaine écrit dans treize de ces billets et ils ont fait un rapport à la compagnie qui a procédé sur lui au premier scrutin selon sa forme ordinaire ». Boileau n’obtient que 7 voix. Le président Rose – secrétaire particulier du roi dont la fonction est d’écrire les lettres de Louis XIV à la place de celui-ci de la même écriture – veut faire échouer l’élection de La Fontaine, considérant que ce serait une honte pour l’Académie d’élire l’auteur des Contes. S’ensuit un échange de jeux de mots entre Rose, favorable à Boileau, et Bensérade qui soutient La Fontaine. Rose tire de sa poche un exemplaire des Contes, le jette sur la table en s’écriant : « Je vois bien, Messieurs, qu’il vous faut un Marot » – jouant sur le nom du poète du XVIe siècle, et sur le mot « maraud » signifiant « misérable, vaurien » – ; Bensérade lui réplique alors : « et à vous, une marotte ». Les Académiciens rient et votent en faveur de La Fontaine qui obtient 16 voix contre 7 voix à Boileau. Mais le vote des Académiciens ne vaut pas élection. « Admis à la proposition », le candidat doit encore être accepté du roi lequel se borne à son célèbre: « je verrai ». A défaut de critiquer Louis XIV, Bensérade écrit contre Rose :

« Prince…
Donne la paix à deux ambitieux (La Fontaine et Boileau)
Dont l’intérêt tout Parnasse divise.
Tu peux, grand roi, mettre l’accord entre eux,
Faisant justice à qui tu l’as promise ; (La Fontaine)
Et puis diras, au demeurant des deux (Boileau)
Un autre fois, puisque la place est prise,
Vous entrerez : Rose a dit « je le veux ».
Roi part pour la campagne de Flandres. La Fontaine écrit une ballade à Sa Majesté :
« Soyez moins rigoureux,
Plus indulgent, plus favorable qu’eux ;
Prince, en un mot, soyez ce que vous êtes :
L’événement ne peut m’être qu’heureux ».

En avril 1684, un nouveau décès survient, celui d’un certain Bezons. Boileau est élu par l’Académie le 17 avril 1684 et Louis XIV accepte La Fontaine : « Le choix qu’on a fait de Despréaux m’est très agréable et ce sera généralement approuvé. Vous pouvez recevoir incessamment La Fontaine ; il a promis d’être sage ».
Au cours de la séance de réception du 2 mai 1684, La Fontaine fait, selon l’usage, l’éloge de son prédécesseur Colbert. L’abbé de La Chambre lui répond : « L’académie reconnaît en vous, Monsieur, un génie aisé, facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d’original, et qui, dans sa simplicité apparente, et sous son air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés. »

Dernières années.-« Après la mort de Madame de La Sablière, Monsieur d’Hervart, qui aimait beaucoup M. de La Fontaine le pria de venir loger chez lui, ce qu’il fit, et il y est mort au bout de quelques années. » (Charles Perrault).

Le 10 février 1695, La Fontaine adresse une dernière lettre à son ami Maucroix :

« Je t’assure que le meilleur de tes amis n’a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n’est pour aller un peu à l’Académie, afin que cela m’amuse. Hier, comme j’en revenais, il me prit au milieu de rue du Chantre [située entre la rue du Louvre et la rue Saint-Honoré] une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. O mon cher, mourir n’est rien, mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que reçoives ce billet, les portes de l’Éternité seront peut-être ouvertes pour moi ».

« Il mourut à Paris le 13 avril 1695, âgé de soixante-quatorze ans, avec une constance admirable et toute chrétienne. » (Charles Perrault).

Monsieur de La Fontaine était semblable à ces vases simples et sans ornements, qui renferment au-dedans des trésors infinis. Il se négligeait, était toujours habillé très simplement, avait dans le visage un air grossier ; mais cependant dès qu’on le regardait un peu attentivement, on trouvait de l’esprit dans ses yeux ; et une certaine vivacité que l’âge même n’avait pu éteindre, faisait voir qu’il n’était rien moins que ce qu’il paraissait » (Mme Ulrich).

Jean de La Fontaine avait lui-même composé son épitaphe, intitulée Épitaphe d’un paresseux:

« Jean s’en alla comme il était venu
Mangea le fonds avec le revenu,
Tint les trésors chose peu nécessaire.
Quant à son temps, bien le sut dispenser :
Deux parts en fit, dont il soulait passer
L’une à dormir et l’autre à ne rien faire. »

Sources: La Fontaine, Oeuvres complètes, l’Intégrale, Seuil, 1965; Jean Orieux, La Fontaine, Flammarion, 1976; Charles Perrault, Hommes illustres qui ont paru en France au XVIIe siècle, 1696.

 

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°27 – Le Corbeau la Gazelle la Tortue et le Rat

Le Corbeau, la Gazelle, la Tortue, et le Rat

À Madame de la Sablière

Je vous gardais un temple dans mes vers :

Il n’eût fini qu’avecque l’Univers.
Déjà ma main en fondait la durée
Sur ce bel Art qu’ont les Dieux inventé,
Et sur le nom de la Divinité
Que dans ce temple on aurait adorée.
Sur le portail j’aurais ces mots écrits
Palais sacré de la déesse Iris ;
Non celle-là qu’a Junon à ses gages ;
Car Junon même et le maître des Dieux
Serviraient l’autre, et seraient glorieux
Du seul honneur de porter ses messages.

L’apothéose à la voûte eût paru ;

Là, tout l’Olympe en pompe eût été vu
Plaçant Iris sous un dais de lumière.
Les murs auraient amplement contenu
Toute sa vie ; agréable matière,
Mais peu féconde en ces événements
Qui des États font les renversements.
Au fond du temple eût été son image :
Avec ses traits, son souris, ses appas,
Son art de plaire et de n’y penser pas,
Ses agréments à qui tout rend hommage.

J’aurais fait voir à ses pieds des mortels

Et des héros, des demi-dieux encore,
Même des dieux : ce que le monde adore
Vient quelquefois parfumer ses autels.
J’eusse en ses yeux fait briller de son âme
Tous les trésors, quoique imparfaitement :
Car ce coeur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis, et non point autrement ;
Car cet esprit, qui, né du firmament,
A beauté d’homme avec grâces de femme,
Ne se peut pas, comme on veut exprimer.

Ô vous, Iris, qui savez tout charmer,

Qui savez plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour ;
Car c’est un mot banni de votre cour,
Laissons-le donc), agréez que ma Muse
Ce que chez vous nous voyons estimer
Achève un jour cette ébauche confuse.
J’en ai placé l’idée et le projet,
Pour plus de grâce, au devant d’un sujet
Où l’amitié donne de telles marques,
Et d’un tel prix, que leur simple récit
Peut quelque temps amuser votre esprit.

Non que ceci se passe entre monarques :

N’est pas un roi qui ne sait point aimer :
C’est un mortel qui sait mettre sa vie
Pour son ami. J’en vois peu de si bons.
Quatre animaux, vivants de compagnie,
Vont aux humains en donner des leçons.
La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortue,
Vivaient ensemble unis : douce société.
Le choix d’une demeure aux humains inconnue
Assurait leur félicité.

Mais quoi ! l’homme découvre enfin toutes retraites.

Soyez au milieu des déserts,
Au fond des eaux, en haut des airs,
Vous n’éviterez point ses embûches secrètes.
La Gazelle s’allait ébattre innocemment,
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l’herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit. Et le Rat, à l’heure du repas
Dit aux amis restants : « D’où vient que nous ne sommes
Aujourd’hui que trois conviés ?
La Gazelle déjà nous a-t-elle oubliés ? »

À ces paroles, la Tortue

S’écrie, et dit : « Ah ! si j’étais
Comme un corbeau d’ailes pourvue,
Tout de ce pas je m’en irais
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Notre compagne au pied léger ;
Car, à l’égard du coeur, il en faut mieux juger. »
Le Corbeau part à tire d’aile :
Il aperçoit de loin l’imprudente Gazelle
Prise au piège, et se tourmentant.

Il retourne avertir les autres à l’instant ;

Car, de lui demander quand, pourquoi, ni comment
Ce malheur est tombé sur elle,
Et perdre en vains discours cet utile moment,
Comme eût fait un maître d’école,
Il avait trop de jugement.
Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d’avis
De se transporter sans remise
Aux lieux où la Gazelle est prise.

« L’autre, dit le Corbeau, gardera le logis :

Avec son marcher lent, quand arriverait-elle ?
Après la mort de la Gazelle. »
Ces mots à peine dits, ils s’en vont secourir
Leur chère et fidèle compagne,
Pauvre chevrette de montagne.
La Tortue y voulut courir :
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la nécessité de porter sa maison.

Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)

Coupe les noeuds du lacs : on peut penser la joie.
Le chasseur vient, et dit : « Qui m’a ravi ma proie ? »
Rongemaille, à ces mots, se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle :
Et le chasseur à demi fou
De n’en avoir nulle nouvelle,
Aperçoit la Tortue, et retient son courroux.
« D’où vient, dit-il, que je m’effraie ?
Je veux qu’à mon souper celle-ci me défraie. »

Il la mit dans son sac. Elle eût payé pour tous,

Si le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci, quittant sa retraite,
Contrefait la boiteuse, et vient se présenter.
L’homme de suivre, et de jeter
Tout ce qui lui pesait : si bien que Rongemaille
Autour des noeuds du sac tant opère et travaille
Qu’il délivre encore l’autre soeur,
Sur qui s’était fondé le souper du chasseur.
Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est passée.

Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,

J’en ferais, pour vous plaire, un ouvrage aussi long
Que l’Iliade ou l’Odyssée.
Rongemaille ferait le principal héros,
Quoique à vrai dire ici chacun soit nécessaire.
Porte-maison l’Infante y tient de tels propos,
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office d’espion, et puis de messager.
La Gazelle a d’ailleurs l’adresse d’engager
Le chasseur à donner du temps à Rongemaille.

Ainsi chacun en son endroit

S’entremet, agite, et travaille.
À qui donner le prix ? Au coeur si l’on m’en croit.
Que n’ose et que ne peut l’amitié violente !
Cet autre sentiment que l’on appelle amour
Mérite moins d’honneurs ; cependant chaque jour
Je le célèbre et je le chante.
Hélas ! il n’en rend pas mon âme plus contente.
Vous protégez sa soeur, il suffit ; et mes vers
Vont s’engager pour elle à des tons tout divers.

Mon maître était l’Amour : j’en vais servir un autre,

Et porter par tout l’Univers
Sa gloire aussi bien que la vôtre.

Jean de La Fontaine Livre XII, fable 15

Le corbeau, la gazelle, la tortue et le rat. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°26 – La Belette entrée dans un grenier

La Belette entrée dans un grenier

Damoiselle Belette, au corps long et flouet,

Entra dans un Grenier par un trou fort étroit :
Elle sortait de maladie.
Là, vivant à discrétion,
La galante fit chère lie,
Mangea, rongea : Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion !

La voilà, pour conclusion,

Grasse, mafflue et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant dîné son soûl,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’être méprise
Après avoir fait quelques tours,
“C’est, dit-elle, l’endroit : me voilà bien surprise ;
J’ai passé par ici depuis cinq ou six jours. ”

Un Rat, qui la voyait en peine,

Lui dit : “Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres ;
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vôtres. ”

Jean de La Fontaine Livre III, fable 17

La belette entrée dans un grenier. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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Gérard de Nerval – “Avril”

“Avril” de Gérard de Nerval

Déjà les beaux jours, – la poussière,
Un ciel d’azur et de lumière,
Les murs enflammés, les longs soirs ; –
Et rien de vert : – à peine encore
Un reflet rougeâtre décore
Les grands arbres aux rameaux noirs !

Ce beau temps me pèse et m’ennuie.
– Ce n’est qu’après des jours de pluie
Que doit surgir, en un tableau,
Le printemps verdissant et rose,
Comme une nymphe fraîche éclose
Qui, souriante, sort de l’eau.

Gérard de Nerval, Odelettes

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°25 – La querelle des Chiens et des Chats et celle des Chats et des Souris

La querelle des Chiens et des Chats et celles des Chats et des Souris

La Discorde a toujours régné dans l’Univers ;

Notre monde en fournit mille exemples divers :
Chez nous cette Déesse a plus d’un Tributaire.
Commençons par les Eléments :
Vous serez étonnés de voir qu’à tous moments
Ils seront appointés contraire.
Outre ces quatre potentats,
Combien d’êtres de tous états
Se font une guerre éternelle !

Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,

Par cent Arrêts rendus en forme solennelle,
Vit terminer tous leurs débats.
Le Maître ayant réglé leurs emplois, leurs Repas,
Et menacé du fouet quiconque aurait querelle,
Ces animaux vivaient entr’eux comme cousins.
Cette union si douce, et presque fraternelle,
Édifiait tous les voisins.

Enfin elle cessa. Quelque plat de potage,

Quelque os par préférence à quelqu’un d’eux donné,
Fit que l’autre parti s’en vint tout forcené
Représenter un tel outrage.
J’ai vu des chroniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu’avait une chienne en gésine.
Quoi qu’il en soit, cet altercas
Mit en combustion la salle et la cuisine ;
Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.

On fit un Règlement dont les Chats se plaignirent,

Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat disait qu’il fallait bel et bien
Recourir aux Arrêts. En vain ils les cherchèrent.
Dans un coin où d’abord leurs Agents les cachèrent,
Les Souris enfin les mangèrent.
Autre procès nouveau : Le peuple Souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil, et narquois,
Et d’ailleurs en voulant à toute cette race,
Les guetta, les prit, fit main basse
Le Maître du logis ne s’en trouva que mieux.

J’en reviens à mon dire. On ne voit, sous les Cieux

Nul animal, nul être, aucune Créature,
Qui n’ait son opposé : c’est la loi de Nature.
D’en chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu’il fit, et je n’en sais pas plus.
Ce que je sais, c’est qu’aux grosses paroles
On en vient sur un rien, plus des trois quarts du temps.
Humains, il vous faudrait encore à soixante ans
Renvoyer chez les Barbacoles.

 

Jean de La Fontaine Livre XII, fable 8

La querelle des chiens et de chats et celle des chats et des souris. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF

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“Les Fables” de Jean de la Fontaine – n°24 – La Souris métamorphosée en fille

La Souris métamorphosée en fille

Une Souris tomba du bec d’un Chat-Huant :

Je ne l’eusse pas ramassée ;
Mais un Bramin le fit ; je le crois aisément :
Chaque pays a sa pensée.
La Souris était fort froissée :
De cette sorte de prochain
Nous nous soucions peu : mais le peuple bramin
Le traite en frère ; ils ont en tête
Que notre âme au sortir d’un Roi,
Entre dans un ciron, ou dans telle autre bête
Qu’il plaît au Sort. C’est là l’un des points de leur loi.

Pythagore chez eux a puisé ce mystère.

Sur un tel fondement le Bramin crut bien faire
De prier un Sorcier qu’il logeât la Souris
Dans un corps qu’elle eût eu pour hôte au temps jadis.
Le sorcier en fit une fille
De l’âge de quinze ans, et telle, et si gentille,
Que le fils de Priam pour elle aurait tenté
Plus encor qu’il ne fit pour la grecque beauté.
Le Bramin fut surpris de chose si nouvelle.
Il dit à cet objet si doux :
Vous n’avez qu’à choisir ; car chacun est jaloux
De l’honneur d’être votre époux.

– En ce cas je donne, dit-elle,

Ma voix au plus puissant de tous.
– Soleil, s’écria lors le Bramin à genoux,
C’est toi qui seras notre gendre.
– Non, dit-il, ce nuage épais
Est plus puissant que moi, puisqu’il cache mes traits ;
Je vous conseille de le prendre.
– Et bien, dit le Bramin au nuage volant,
Es-tu né pour ma fille ? – Hélas non ; car le vent
Me chasse à son plaisir de contrée en contrée ;
Je n’entreprendrai point sur les droits de Borée.

Le Bramin fâché s’écria :

O vent donc, puisque vent y a,
Viens dans les bras de notre belle.
Il accourait : un mont en chemin l’arrêta.
L’éteuf passant à celui-là,
Il le renvoie, et dit : J’aurais une querelle
Avec le Rat ; et l’offenser
Ce serait être fou, lui qui peut me percer.
Au mot de Rat, la Damoiselle
Ouvrit l’oreille ; il fut l’époux.
Un Rat ! un Rat ; c’est de ces coups
Qu’Amour fait, témoin telle et telle :
Mais ceci soit dit entre nous.

On tient toujours du lieu dont on vient. Cette Fable

Prouve assez bien ce point : mais à la voir de près,
Quelque peu de sophisme entre parmi ses traits :
Car quel époux n’est point au Soleil préférable
En s’y prenant ainsi ? Dirai-je qu’un géant
Est moins fort qu’une puce ? elle le mord pourtant.
Le Rat devait aussi renvoyer, pour bien faire,
La belle au chat, le chat au chien,
Le chien au loup. Par le moyen
De cet argument circulaire,
Pilpay jusqu’au Soleil eût enfin remonté ;
Le Soleil eût joui de la jeune beauté.

Revenons, s’il se peut, à la métempsycose :

Le sorcier du Bramin fit sans doute une chose
Qui, loin de la prouver, fait voir sa fausseté.
Je prends droit là-dessus contre le Bramin même :
Car il faut, selon son système,
Que l’homme, la souris, le ver, enfin chacun
Aille puiser son âme en un trésor commun :
Toutes sont donc de même trempe ;
Mais agissant diversement
Selon l’organe seulement
L’une s’élève, et l’autre rampe.

D’où vient donc que ce corps si bien organisé

Ne put obliger son hôtesse
De s’unir au Soleil, un Rat eut sa tendresse ?
Tout débattu, tout bien pesé,
Les âmes des souris et les âmes des belles
Sont très différentes entre elles.
Il en faut revenir toujours à son destin,
C’est-à-dire, à la loi par le Ciel établie.
Parlez au diable, employez la magie,
Vous ne détournerez nul être de sa fin.

Jean de La Fontaine Livre IX, fable 7

La souris métamorphosée en fille. J-B Oudry Source gallica .bnf.fr/BnF